En cette année du tricentenaire de la naissance de
Diderot, les Editions Balland rééditent, sous le titre L'Esprit de
Diderot, plusieurs textes parus au XIXème siècle qu'il est utile de relire ou plutôt de découvrir aujourd'hui tant cet homme, philosophe et écrivain protéiforme, est difficile à cerner.
La lecture pour commencer de L'Histoire de
Diderot par Mme de Vandeul, sa fille, est un vrai plaisir. On est séduit par l'attachement pour son père de la narratrice, par l'émotion tendre qui parcourt le texte, surtout par les péripéties romanesques de la vie aventureuse de
Diderot, qui le conduit de l'atelier d'un coutelier à la cour de Russie, qui lui fait connaître la misère, l'emprisonnement, les cabales et les intrigues, l'amour et ses désillusions. L'étendue de ses intérêts - philosophie, littérature, théâtre, histoire, arts, sciences et techniques - a de quoi provoquer l'admiration.
«A la distance de quelques siècles du moment où il a vécu, il paraîtra, écrit Rousseau dans les Confessions, un homme prodigieux ; on regardera de loin cette tête universelle avec une admiration mêlée d'étonnement ».
Il met sur le chantier dans une sorte de rage d'écrire plusieurs
oeuvres à la fois sans parfois les terminer. Mais c'est surtout dans le rapport avec autrui qu'il brille. Il s'engage dans le combat philosophique, étourdit ses interlocuteurs par le foisonnement de ses prises de position. Il mène l'entreprise gigantesque de L'Encyclopédie, donnant la parole aux uns et aux autres, en sauvegardant l'unité du propos, ce qui relève de l'exploit.
Je ne dis rien de l'homme sensible, passionné, enthousiaste, plein de fantaisie qui se révèle à nous. Il fait irrésistiblement penser au Neveu de Rameau.
L'Esprit de
Diderot à proprement parler fait suite à cette première partie. Il s'agit d'un recueil de maximes et de pensées choisies par Charles Joliet, écrivain et journaliste né en 1832 et mort en 1910. Cet ensemble de citations classées par thème correspond bien à une conception d'époque de l'histoire et de la critique littéraire, celle des morceaux choisis qui laissent de côté l'analyse du texte lui-même dans son ensemble et dans ses détails, qui donnent une vision partielle et partiale d'une oeuvre. L'origine des citations n'est jamais donnée. Disons pourtant qu'une telle approche, même si elle peut paraître à certains datée, convient bien dans le cas présent à la personnalité littéraire et philosophique de
Diderot. Les différents chapitres (sur la philosophie, sur Dieu, sur l'âme, sur les sentiments et les passions, sur la famille, sur les femmes, sur la science, la littérature et les arts) donnent une idée de l'éclectisme de l'oeuvre. Philosophe, il considère que tout mérite question sans qu'aucune réponse certaine puisse être donnée, qu'il s'agit moins de forger des certitudes que de s'interroger librement. Les maximes et pensées citées sont souvent paradoxales : les bons règnes finissent, dit-il par exemple par faire le malheur des nations, qui n'auraient alors plus le désir d'aucun progrès (p104). Ces pensées se contredisent parfois les unes les autres. C'est que, pour le vrai philosophe, nous ne pouvons être assurés de rien, que nous devons admettre l'erreur pourvu qu'elle ne soit pas une atteinte à notre liberté
« Je permets à chacun de penser à sa manière pourvu qu'on me laisse penser à la mienne : et puis ceux qui sont faits pour se délivrer de ces préjugés n'ont guère besoin qu'on les catéchise »
Le méchant ne peut être totalement mauvais et donc entièrement condamnable, il a été pour une part la victime de circonstances extérieures (p 105). le « bon sauvage » lui-même est loin d'être un modèle, il se méprend sur la valeur réelle de ses actions et sur leur objectif. Il est incapable lui aussi de penser en raison.
« Pendant le froid, je fais comme l'ours qui se met à couvert ; et l'été j'imite l'aigle qui se promène pour satisfaire sa curiosité »
« Mon cher Apé, tout ce que tu dis là est fort beau, mais crois que tu vas parce que tu ne peux pas rester. Tu surabondes en énergie et tu décores cette force secrète qui te meut »
Ce qui apparaît nettement, c'est que
Diderot sait se préserver de tout esprit de système. La troisième partie, Ce qu'on dit de
Diderot, montre au contraire que les commentateurs se sont souvent contentés de trouver dans l'oeuvre ce qu'ils voulaient y trouver et en disent plus sur eux-mêmes que sur le philosophe.
La dernière partie, Sur l'athéisme à propos de
Diderot, rédigée par
P.J. Stahl, alias P.J.
Hetzel, ne définit pas vraiment la position de
Diderot en matière de religion. L'éditeur fait de
Diderot « un athée d'un genre tout particulier »…
« Qui plus que lui a besoin d'adorer, d'admirer, d'espérer ? Quelle soif de compensations à cette grande foi perdue ! Il croit à l'art, il croit au beau ; qu'est-ce que l'art, où est le beau, sans l'idée de Dieu ? Il y croit en dévot, en fanatique, et, ne voulant pas déifier le créateur de l'univers, il déifie l'oeuvre de l'homme »
Il faut avouer humblement qu'il est très difficile de définir la position religieuse de
Diderot. Athée, déiste, sceptique ? Peut-être se garde-t-il de choisir ? L'article ainsi nommé (p.76) laisse perplexe (à moins que le philosophe, homme d'esprit, ne se moque de son lecteur).
« Je déteste les fanfarons : ils sont faux ; je plains les vrais athées : toute consolation semble morte pour eux ; et je prie Dieu pour les sceptiques : ils manquent de lumières ».
En tout cas la lecture de ce petit ouvrage est l'occasion d'une heureuse rencontre, celle d'un esprit libre et inattendu, d'un génie qui serait fort utile à notre temps. Merci aux éditions Balland (et à Babelio) de m'avoir donné cette joie.