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Critique de Charybde2


Un étonnant récit multi-enchâssé, ambitieux et touffu. À l'issue, un régal.

Publiée en septembre 2012, la douzième oeuvre de fiction de Pierre Jourde semble d'abord imposante avec ses 730 pages toutes en densité, et sa quatrième de couverture certes intelligente, mais pouvant aisément induire le lecteur en erreur...

En effet, si le personnage du « Maréchal absolu », tel qu'il apparaît dès le début du récit, a bien toutes les caractéristiques d'un « ogre sanguinaire et rabelaisien » (et si ce clin d'oeil immédiat à Bakhtine et à sa polyphonie est pleinement justifié), le roman N'EST PAS (comme je l'avais craint un instant) - ou plutôt ne se réduit absolument pas à - la fresque déjantée des délires et méfaits d'un synthétique dictateur africain, qui aurait alors nécessairement pâli de l'inévitable comparaison avec l'Ahmadou Kourouma de « En attendant le vote des bêtes sauvages » et le Sonny Labou Tansi de « La vie et demie », chefs d'oeuvre de verve et de truculence bien difficiles à égaler.

Ainsi, même si Pierre Jourde nous régale de descriptions savoureuses et cruelles, ce n'est pas sur ce terrain du grotesque atomisant qu'il a principalement établi son projet. Dès la deuxième partie du roman, soit au bout de 170 pages haletantes mais légèrement « déjà lues », sa véritable ambition se dévoile : il s'agit ici de construire un enchâssement sauvage dans lequel les récits, de narrateurs peu fiables en laborieux souvenirs déjà partiellement dissous dans l'acide métaphorique, de miroirs déformants en éventuels contes pour grands enfants ou en « histoires à dormir debout » pourtant racontées avec sérieux (l'énorme quête conquérante, mondiale et sans fin du flamboyant généralissime Ghor en étant certainement le plus bel exemple), vont pouvoir se dissoudre allègrement, pour finir dans les limbes incertains et largement hallucinés de villages abandonnés aux restes des guerres civiles, de camps de regroupement retournés à l'état sauvage, ou enfin, de faubourgs inondés dans lesquels pourront disparaître les barques du maréchal et du lecteur...

Allant encore plus loin que le sémillant et troublant « Reality Show » de Larry Beinhart, Pierre Jourde nous donne à voir, dans toute son ampleur, la vaine tentative du réel pour être autre chose qu'un récit… Aux emboîtements des narrations répondent ainsi, tour à tour, les empilements des sosies du maréchal, les intrications des complots à l'intérieur des complots, ourdis par les dignitaires médiocres et dépravés comme par les spécialistes éminents et gris des « Services », ou encore les bribes de mémoire arrachées aux derniers fidèles du dictateur déchu, disparus ou retraités…

Demandant sans doute un peu d'élan initial, cette lecture est une expérience précieuse.

"Afin de bien comprendre, il faut remonter aux origines du Maréchal, à l'époque où il n'était rien, pas même encore Alessandro Y. Avec Gaspaldi, Gris a patiemment reconstruit la vie factice du Maréchal, sa famille, ses origines. Ils font tous ça, les Guides suprêmes, je le sais bien. Mais dans le cas du Maréchal, c'est différent. Gris aurait pu n'avoir qu'à toiletter un peu. Dans le cas du Maréchal, il a dû partir de zéro. Brainstorming permanent, genre équipe de scénaristes hollywoodiens, tu vois. Toute une vie à fabriquer, ça implique de tailler dans la réalité. Car le Maréchal est issu d'un vide absolu."

"On l'avait enfermé dans le fourgon, nanti d'une camisole de contention, en bon cuir de vachette pleine peau, et flanqué de quatre miliciens. Pas des tendres, la Milice, hein, surtout dans le fond des départements. En moins de cinq minutes, le bûcheron avait fait éclater la camisole. Après, dans le fourgon, ç'avait été, à ce qu'on m'avait décrit, massacre à la tronçonneuse le retour. Trois kilos de TNT qui explosent dans la chambre de la petite soeur. Vu du dehors, paraît-il, l'habitacle était tellement secoué qu'on l'aurait cru bondé de taureaux en émeute. Indescriptible, dedans, quand on a ouvert. J'ai lu les rapports avec attention, tu penses bien. Finalement, il se l'est prise sa rafale de pistolet-mitrailleur. Et il a survécu. Trois mois d'hôpital, quatre opérations."

"Aussi idiot que cela soit, cela revenait me tourmenter : si l'autre, le fantoche, la future marionnette balançant au bout de son unique fil, n'était que le double d'un Maréchal caché, à savoir moi-même, qu'est-ce qui empêchait de supposer que moi, qui me prenais pour l'origine, le vrai, l'authentique, je ne sois pas le double de quelqu'un d'autre ? C'est la loi métaphysique du regressum ad infinitum, si tu m'autorises un peu de cuistrerie. j'ai eu de bonnes lectures, durant ma semi-retraite, je me suis cultivé, pendant que l'autre idiot, dans ses uniformes rutilants, passait son temps à déjouer des complots, à faire fusiller, à signer des décrets et à lire des rapports. "

"La vieille me disait avec minutie qu'Omar lui disait avec mépris que Kobal disait avec ironie que le Maréchal lui disait avec suavité que l'apparent moralisme occidental dissimulait bien souvent une forme de racisme, on le savait bien, mais enfin ils raquaient, on avait besoin d'eux, l'important était de donner le change."

"La plupart du temps, la servante déposait sur la table un plat rempli d'une viande en sauce. Aux éventuelles questions sur la nature de l'animal dont nous allions ingérer le cadavre, elle répondait par un haussement d'épaules et un grommellement. Lorsqu'on levait le couvercle, des remugles de sauvagine vous assaillaient, exhalés par les morceaux baignés dans une sauce mélancolique, déjà presque figée. Tout de suite, on était pris de l'irrépressible envie de remettre le couvercle, d'en plomber le bord, et d'aller inhumer ces pauvres restes à l'orée d'un bois, par une nuit sans lune."
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