Citations sur Le Pont aux trois arches (9)
« Je voyais les hordes turques raboter le monde pour y étendre l’espace islamique »
Moi, moine Gjon, fils de Gjorg Oukshama, sachant qu'on ne trouve dans notre langue rien des écrits dessus le pont de l'Ouyane maudite, et vu que, de surcroît, on continue de répandre au sujet dudit ses légendes et rumeurs non fondées, maintenant donc que sa construction est achevée et qu'il a même été, par deux fois, arrosé de sang à ses fondements et à son sommet, j'ai décidé d'en écrire l'histoire.
On sentait dans l'air la faim de l'État ottoman. Jusque-là, on avait été accoutumé à la féroce avidité des Slaves. Franche, les crocs pointés en avant, elle semble toujours redoutable. A sa différence, la pression ottomane n'est pas dénuée d'un certain élément de séduction. Et ce n'est probablement pas un hasard si elle a pour emblème la lune. À sa lueur, le monde peut être plus commodément assoupi et charmé.
La rumeur se répandait alentour le jour et la nuit, recouvrant le pont d'un mystère toujours plus épais. La nuit, il dressait, noire sur la rivière, son unique arche , qu'on lui avait blessée cruellement. De loin, les endroits réparés, le mortier et la chaux fraîche qui les recouvraient faisaient penser aux pansements d'un membre fracturé. Avec ce corps mutilé, le pont était sinistre.
Aucun empire à ce jour n'a trouvé emblème plus dominateur pour son étendard. Quand Byzance porta son choix sur l'aigle, celui-ci était à l'évidence plus altier que la louve de Rome. Mais voici que ce nouvel empire s'est doté d'un emblème qui s'élève dans les cieux bien plus haut que n'importe quelle créature ailée. (Kadaré fait référence au croissant de lune comme emblème de l'Empire ottoman).
Et il n'a nul besoin d'être dessiné ou peint comme une croix. Ni de flotter cousu sur une toile, au sommet de tours et de citadelles. Il s'hisse seul dans le ciel pour apparaître à l'ensemble du genre humain sans qu'on puisse en offusquer la vue. Son message est des plus clairs : les Ottomans entendent s'en prendre non pas à un ou deux états, mais au monde entier.
Chapitre LV
Comment te transformeras-tu en Asie, Toi qui es si belle, mon Arbérie?
Pousuivant mes explications, je lui parlai d'une ancienne liste serbe des nations, avec leurs symboles respectifs, que m'avait envoyée un moine slovène, et où l'Albanais était représenté par un aigle (dabar), le Serbe par un loup, le Croate par un hibou, le Hongrois par un lynx et le Roumain par un chat.
Chapitre XXV
Nous (Albanais) sommes installés ici depuis la nuit des temps. Les Slaves, eux, qui s'agitent beaucoup en ce moment, à l'instar de nouveaux venus, ne sont arrivés des Steppes d'Orient que depuis trois ou quatre siècles.
Chapitre XXV
"Le voilà" me dit une voix étouffée.
Il était là, blanc comme un masque, badigeonné de chaux, et l'on ne distinguait que son visage, son cou et une partie de sa poitrine. Le reste du corps, les bras, les jambes, disparaissait dans le mur.
Je ne parvenais pas à détacher mes yeux de l'emmuré. Partout se voyaient des traces de mortier frais. Un pan de mur avait été ajouté pour envelopper la victime (un corps emmuré dans les piles mêmes du pont en affaiblit la construction, avait dit le glaneur de contes). Deux madriers fixés au-dessous du mort servaient de fondement au pan de mur ajouté.
L'emmuré semblait avoir poussé dans la pierre. Ses racines, son ventre, ses jambes, son tronc étaient à l'intérieur. Seule émergeait une toute petite partie de son corps.
"Quand? Demanda la voix éteinte d'un nouvel arrivé.
- Un peu après minuit.
- Il a beaucoup souffert?
- Non, pas du tout."