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Critique de Fabinou7


Kafka, auteur cafardeux ?

Qui est cet écrivain, l'un des plus connus au monde, aux identités multiples, juif, tchèque, autrichien, germanophone, bisexuel, qui laisse à la postérité cet adjectif “kafkaïen” ?

On peut définir ce terme comme absurde et oppressant, à distinguer de “ubuesque” qui fait plutôt référence à quelque chose de grossier et grotesque, à l'image du personnage d'Alfred Jarry ou encore d'orwellien, bien que la société Kafkaïenne préfigure quelque part le totalitarisme dépeint par Georges Orwell.

“Le roman n'est pas une confession de l'auteur, mais une exploration de ce qu'est la vie humaine dans le piège qu'est devenu le monde” Milan Kundera.

On entend que Kafka est un “classique” et à mon oreille, classique prend en littérature le contrepied total de son acception commune, moi j'entends disruptif, inédit, actuel et complet.

La lecture de Kafka est malaisante. Son style est aride, et sans doute plus encore dans cette dernière traduction de Jean-Pierre Lefèbvre moins littéraire que celle de Alexandre Vialatte, et l'histoire est assez décousue, ce qui est sans doute voulu pour partie, mais gardons à l'esprit que nous n'avons pas un livre dans sa version finale, publié avec l'aval de l'auteur mais un manuscrit inachevé, dont les chapitres ont été juxtaposés de façon posthume. Enfin, l'atmosphère est véritablement oppressante, les lumières poussiéreuses, le manque d'air, les amphigouris de ses interlocuteurs, on ressent le trouble physiologique du personnage principal. Comme le soulignait Milan Kundera, le personnage est constamment le nez dans le guidon, jamais nous n'accédons à ses souvenirs, à une forme de recul sur sa vie, les évènements en cours sont sa seule préoccupation, son seul stress, un peu comme un animal en cage mono-sujet, ce qui rend aussi pour le lecteur l'expérience éprouvante, contempler l'abime d'un problème auquel nous croyons pouvoir faire face sans savoir comment et ne jamais s'en extraire, même en pensée, c'est une tyrannie insupportable qui nous ferait bientôt rejoindre l'espérance de vie d'une souris de laboratoire !

“L'absurde est partout” Rémy de Gourmont. L'absurde, courant littéraire dont les principaux représentants se situent après la Seconde Guerre mondiale, de Beckett à Camus, est également dans l'ADN de Kafka qui compose certainement son texte autour de 1915. C'est la première pensée qui vient au lecteur, incrédule, à la lecture du Procès. On essaye de rationaliser, on se dit que l'on est dans l'onirique, que c'est juste un cauchemar, et il y a quelques indices en ce sens, des ellipses dans la mémoire du personnage des portes qui s'ouvrent littéralement sur des scènes invraisemblables sans que personne ne s'en émeuve, un érotisme pour le moins insolite…

On entre de manière progressive, d'abord ça étonne, ça prête même à sourire, puis on est un pris d'ennui, ensuite de vertige, et au final on finit par toucher l'absurdité terrifiante et totalitaire de la condition humaine (les grands mots…). On se retrouve balloté, face à une réalité implacable qui n'a aucune considération pour l'individu, la singularité, où rien n'a d'importance. Dans l'ignorance des motifs et des lois, l'arbitraire finit par s'imposer à l'accusé qui lui même en vient à accepter et se résigner à sa condition dans une forme de déterminisme macabre face à la machine d'Etat, au rouleau compresseur de l'administration, monstre sans tête, quelques années seulement avant les horreurs des bureaucraties fascistes, qui doivent encore nous interroger sur nos propres institutions.

A cet égard, la scène au cours de laquelle le peintre explique les principes juridiques du Procès est particulièrement éclairante, révoltante et drôle aussi. Il y a toute une réflexion sur la justice, la loi, et peut-être aussi une conception morale, une forme de parabole de l'intolérance des sociétés, qui produisent des coupables sans crimes, à l'image du racisme, de l'antisémitisme ou de l'homophobie. Quand on est tenu responsable du seul fait d'être soi, alors c'est la dignité humaine qu'on atteint, jusqu'à son paroxysme à la fin du livre.

L'inertie du sujet, en l'occurrence du personnage de Joseph K. agace, on veut le secouer, sa façon de prendre toutes les péripéties qui lui arrivent comme étant entendues, de ne rien remettre en cause ou si peu, de faire montre d'une telle crédulité et sans pourtant avoir à faire à des gens menaçants ou violents, ni même hauts placés…

Cette docilité est peut-être le fruit des observations sociales de Kafka, l'écrivain a été témoin au cours de sa vie professionnelle d'assureur, de nombre d'accidents du travail. le juriste spécialiste de droit social Alain Supiot rapporte les propos de l'écrivain qui déclarait, stupéfait, à propos des ouvriers blessés : “comme ses hommes-là sont humbles, au lieu de prendre la maison d'assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter”. Ce “nous” c'est les assureurs qui ne pourront pas grand chose face à l'injustice crasse, les déficiences grossières des employeurs et la mauvaise foi d'une bureaucratie qui fera tout pour ne pas les indemniser.

Alors, face à une telle soumission, est-ce que Kafka n'essaye-il pas justement de réveiller son lecteur de la même manière que le lecteur voudrait réveiller le personnage de K ?

C'est-à-dire, nous dire à nous lecteurs, dans nos vies, ceux et celles qui se dressent devant nous, tentent de nous dominer, ne sont grands que parce que nous sommes petits, ils sont le plus souvent de petits subalternes, comme nous, ils ne peuvent rien nous faire véritablement si nous osons remettre en cause tout ce qui, parce que pompeux, parce qu'institutionnel, semble entendu comme une oppression méritée, mais qui n'en reste pas moins profondément absurde… Les institutions sont les adjuvantes d'un système de domination de l'homme par l'homme, cela malgré les gardes fous, le rapport de force entre un individu et les institutions est profondément inégal. On se retrouve, obéissant chacun à une fiction collective que par notre silence nous renforçons, y compris contre nous-même et finalement on se retrouve dans la déréliction. La liberté n'est pas chose qui s'octroie, on ne peut pas l'attendre, pour les plus infimes choses de nos quotidiens, et à trop vouloir faire “bon genre”, pas se faire remarquer, et être conciliants avec ceux qui ne le sont pas, on se fait écraser, il ne faut pas avoir peur à un moment donner de déplaire, un peu… comme disait l'écrivain suisse Fritz Zorn “Je crois que si la volonté de ne pas déranger est si néfaste, c'est précisément parce qu'il est nécessaire de déranger. Il ne suffit pas d'exister il faut aussi attirer l'attention sur le fait qu'on existe (…) quiconque agit dérange.”

Ainsi, la lecteur de Kafka ne devrait pas nous amener au découragement, à une crédulité de “bonne volonté”, comme écrivait Hannah Arendt à propos de l'auteur tchèque. Mais au contraire, les rouages et engrenages du “pays légal” sont crûment mis à nu, et ce texte peut participer, avec d'autres, à re-motiver intellectuellement les citoyens dans un élan humaniste, démocratique et réformateur d'institutions possiblement cancérigènes, y compris chez nous, en France.

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