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Critique de julien33





Kawabata est surtout connu en Europe pour son roman "Pays de neige", véritable chef-d'oeuvre de la sensibilité japonaise traditionnelle. Mais "Les Belles Endormies" semble marquer l'aboutissement des épreuves que l'écrivain s'était imposées, à travers sa quête esthétique. Selon certains critiques, avec ce court roman, l'auteur serait allé « délibérément jusqu'au fond de son propre enfer mental ».

"Les Belles Endormies" raconte l'histoire d'Eguchi, un sexagénaire, qui passe ses nuits dans une mystérieuse auberge, à contempler des adolescentes dévêtues, endormies sous l'effet de puissants narcotiques. Rien ne saurait les réveiller de leur sommeil artificiel. Ce sont les « belles endormies »... Eguchi admire les splendeurs offertes ; il peut toucher les jeunes filles, mais la loi de la maison est stricte, et lui interdit d'aller plus loin... le vieillard n'a d'ailleurs pas le temps d'aimer ces créatures, qu'il ne revoit plus après son réveil. Pour Eguchi, pénétrer dans cet étrange univers – où règne trouble et fascination – permet de faire surgir les fantômes du passé ; c'est l'occasion de se souvenir des femmes qu'il a aimées, et de se plonger dans de longues méditations sur la vieillesse et la mort.

La maladie d'Eguchi est la vieillesse. Il la refuse, car elle lui fait éprouver le sentiment de ne plus être digne de la beauté féminine. Eguchi va tenter de lutter contre son mal, en se remémorant sa jeunesse. Par un phénomène semblable à la madeleine de Proust, la présence des adolescentes endormies, permet de cristalliser le souvenir. de manière intermittente, les souvenirs envahissent la conscience du vieillard, qui se retrouve invariablement face à la triste vérité, face à une jeune fille nue endormie à ses côtés. Eguchi est alors animé de désirs contradictoires : celui de rompre le silence, celui de donner la mort, celui de revivifier sa passion pour l'amour...



"Les Belles Endormies" constitue l'évasion sensuelle d'un vieil homme, qui sent sa mort proche. le texte nous offre un espace miniature, riche d'images et de sensations. Chaque vision ouvre le héros à la conscience de lui-même et du monde. Nous retrouvons une fois de plus la grande constante de l'art japonais : l'homme déchiffre un ensemble de signes. Toute sensation, toute image, a sa signification, soit claire, soit suggérée. Roland Barthes parlait bien de l'Empire des signes

Sorte de quête spirituelle, "Les Belles Endormies" présente un univers quasi onirique, voilé et diaphane à la fois, où Kawabata a pu déployer tout son talent de la suggestion. Mais l'on ressent bien à la lecture, que l'essentiel est ce dont l'écrivain ne parle jamais. L'on est dans le domaine du secret, de l'indicible. Un halo de mystère enveloppe les êtres, les chairs dénudées, ainsi que le décor.
Une sorte de douceur vénéneuse infuse les âmes dans une mystérieuse immobilité.

L'on assiste à un discret et délicieux festival des sens, qui se prolonge indéfiniment dans l'âme du silence. Eguchi espère trouver auprès des « belles endormies » un cadre harmonieux et apaisant qui, au seuil de la mort, le mènerait à la sérénité totale, et peut-être au paradis perdu de l'enfance, ou à une sorte de rédemption. le corps de chaque adolescente devient une sorte de support à la méditation du vieil homme, comme si ce dernier voyait en filigrane, dans la chair féminine endormie, sa propre fragilité, sa propre mort, l'imminence de sa fin, mais aussi l'éphémère beauté du monde.

Les méditations d'Eguchi vont, par une étrange fatalité, être amenées à un point de rupture : le récit se termine de manière abrupte sur l'interruption du rêve, non par la mort logique du vieillard, mais par celle d'une des jeunes filles, suite à une surdose de narcotique.

Kawabata nous refait donc la démonstration qu'au Japon, la fugacité est l'essence même de la beauté ; il arrive à la cerner parfaitement dans cette oeuvre où vieillesse, amour, et érotisme sont en questionnement, fédérés dans une même méditation, et une même suspension du temps. La pureté et le dépouillement de la langue de l'écrivain, s'accordent merveilleusement à la sobriété du sujet traité ; ceci permet à Kawabata de réussir un texte très caractéristique de la sensibilité japonaise, dont l'énigme réside dans une esthétique située sur le fragile équilibre entre les sentiments et les sens.

Un magnifique roman, qui offre une excellente initiation à une culture fascinante.
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