Vous avez des difficultés de trésorerie ?
Un enfant ?
Faîtes en une star !
Après tout, vous ne serez pas les premiers. Songez par exemple aux chanteurs qui a quatre ans étaient en tête du top 50. Ou aux joueuses de tennis programmées depuis leur plus tendre enfance pour devenir des championnes.
Dans la famille Cross, la jeune célébrité, c'est Délia. A quatre mois, elle tournait déjà sa première publicité. Et de séances photos en apparitions télévisuelles, de chorégraphies en castings, la jolie Délia va finalement décrocher à onze ans seulement un second rôle dans une série télévisée, aux côtés d'une star de cinéma, suite à son éblouissante prestation lors de l'épisode pilote.
"Elle va entrer dans une série. Une série diffusée en national."
Un aboutissement pour l'innocente jeune fille et surtout pour ses parents, qui voient tous leurs efforts enfin couronnés de succès.
Un vrai travail d'équipe.
Quand un auteur comme
Jack Ketchum et un réalisateur comme Lucky McKee s'attaquent au sujet de l'exploitation d'enfants, on devine facilement que l'histoire va prendre une tournure cauchemardesque. Plus besoin de présenter l'écrivain, auteur du controversé "Une je
une fille comme les autres", roman dont on ne peut ressortir indemne. Quant au cinéaste, je l'avais presque oublié mais c'est lui qui a réalisé "May" en 2002, un film d'horreur qui m'avait à l'époque particulièrement traumatisé.
Il ne s'agit pas de leur première collaboration, mais aucun des nombreux livres de
Ketchum publiés entre 1989 et 2016 n'ont encore été traduits.
Jusqu'à celui-ci.
Comme un chien nous fait donc entrer dans le quotidien de la famille Cross, dont l'univers tourne uniquement autour de l'enfant prodige.
Et grâce à elle.
C'est le père, Bart, qui gère les comptes de cette véritable petite entreprise familiale. Irresponsable, il aime profiter de leur inépuisable richesse en se faisant plaisir avec la voiture de ses rêves ou le poste de télévision HD dernier cri. Il multiplie les placements foireux et les décisions stupides, mais sans forcément penser à mal.
Patricia, la mère, est celle qui mène la carrière de sa fille d'une main de fer. Autoritaire, elle l'accompagne à chaque audition, chaque shooting photos. Elle négocie les contrats. Elle impose à sa fille une hygiène de vie irréprochable pour s'assurer de son succès.
Elle contrôle.
Elle qui n'a jamais pu devenir actrice se projette désormais dans sa propre fille et vit la gloire par son intermédiaire.
Robbie le frère jumeau est quant à lui en retrait. Sa vie est celle d'un jeune garçon normal, qui va à l'école. Mais il souffre d'être constamment dans l'ombre de sa soeur, se sentant tellement quelconque par rapport à elle.
"C'est toi qui fait rentrer l'argent. Ca s'appelle de l'exploitation, petite soeur."
Quant à Délia, il serait injuste d'en faire une enfant martyr. Mais elle ne vit pas la vie des enfants de son âge. Elle ne fréquente que des adultes, qu'il s'agisse de ses professeurs particuliers ou des professionnels entourant sa carrière.
"Elle, elle ne croise que des adultes. Focalisés sur elle. Parce qu'ils ont quelque chose à tirer d'elle."
Et elle n'a pas la moindre liberté, devant toujours respecter les horaires imposés : coucher, lever, repas, rendez-vous. Elle se laisse entraîner dans le sillon maternel, sans avoir le droit de réfléchir à ses propres aspirations.
Heureusement, sa chienne Caity est là.
"C'est un bouvier australien roux de deux ans et demi. Très photogénique. Vingt kilos de muscles canins. Un poil délicat, parsemé de flocons blancs. Des yeux sombres, intelligents, dont l'un, entouré d'une tâche noire, lui donne un air de gosse maquillé en pirate pour Halloween."
Caity, qui l'accompagne partout, y compris sur les plateaux télé.
Qui est prête à tout pour protéger ou rassurer sa jeune maîtresse.
Entre les deux, la relation est fusionnelle. Elles sont comme connectées.
"Ces deux-là, elles sont ... On dirait des soeurs siamoises."
Caity est le cinquième membre de la famille Cross. le lecteur peut suivre régulièrement en italiques sa vie de chien, ce qu'elle voit, ce qu'elle pense.
Elle qui parle parfois à la première personne du pluriel.
"Elle lève les yeux.
Et nous apercevons les étoiles."
Et puis un jour, tous les rouages de cette vie de paillettes vont se dérégler.
La poule aux oeufs d'or ne pondra plus.
Terminés les rêves de grandeur.
Dans des circonstances que la quatrième de couverture n'aurait pas du dévoiler, l'horreur va se déchaîner et la carrière de Délia se terminer du jour au lendemain, dans la plus intolérable des souffrances.
Commencera alors le véritable malaise.
Jusqu'à présent, ça n'était rien.
Parce que cette belle et noble famille se préoccupera davantage de son sort que de celui de sa fille.
"Qu'est-ce qu'ils vont devenir, tous autant qu'ils sont ?"
Et tous les moyens seront bons pour gagner de l'argent et continuer à arpenter les plateaux des émissions de télévision.
Voilà en gros de quoi parle
Comme un chien. Il s'agit de l'égoïsme et de la cupidité d'une famille dans toute sa démesure.
"Même sur de petites chaînes, l'argent sera toujours bon à prendre."
Avec au centre cette jeune fille victime de la bêtise des uns, de l'ambition des autres, et qui se retrouve manipulée, écrasée, piégée dans cette existence médiatique que sa mère lui a choisie.
Qui n'a droit à la parole que si ce qu'elle a à dire peut servir les intérêts financiers de la famille.
"On t'a pas demandé ton avis, hein ?"
L'empathie qu'on ressent pour elle est juste énorme.
Proportionnellement inverse à la haine ou au dégoût que nous procurent les parents de cette famille de déséquilibrés.
Au passage, les auteurs égratignent aussi l'univers télévisuel.
En dénonçant d'abord la compétition que peut représenter l'obtention d'un rôle, y compris pour des enfants qui n'ont parfois pas leur mot à dire et qui sont poussés par leurs parents davantage que par leur propre vocation, qui veulent juste faire plaisir alors que les enjeux financiers les dépassent.
"Tu as hérité d'un don. Tu n'as qu'à t'en servir."
Puis en montrant du doigt toutes ces émissions racoleuses où des témoins racontent comment leur vie a été bouleversée ou évoquent une curieuse particularité, ainsi que celles qui cherchent l'audimat en reconstituant des drames. Des programmes souvent trafiqués qui autrement dit recherchent le bénéfice en se servant du malheur d'autrui, et dont la face cachée ou la profonde débilité sont ici révélées.
Mais tout n'est pas que noirceur irrespirable dans le roman de
Jack Ketchum et de Lucky McKee. D'une part, certains protagonistes finiront par trouver une sorte de rédemption, et surtout il ne faut pas oublier Caity.
Parce que ce livre, c'est aussi l'histoire de sa fidélité envers Délia.
Entre ces deux inséparables, on peut même parler d'amour inconditionnel tant elles représentent tout l'une pour l'autre dans cette réalité difforme qui les entoure.
Liées l'une à l'autre, l'instinct protecteur du canidé capable de sentir le danger sera vital pour Délia. Au sens propre comme au figuré.
En clair, cette chienne, c'est un peu un rayon de lumière au sein des ténèbres.
Roman d'une grande violence, tant physique que psychologique,
Comme un chien jongle entre les genres. Thriller horrifique, dramatique, mâtiné d'une petite touche de fantastique, il nous propose une lente plongée dans les abysses de la cruauté, de l'avidité et de la bêtise humaine.
Qui est un puits sans fonds.
Distillant un léger malaise dès ses premières pages, celui-ci ne fera que s'amplifier jusqu'à devenir intolérable.
Parce qu'en dépit de quelques exagérations, tout paraît hélas si crédible.
Jusqu'à se demander si le personnage aux réactions les plus humaines de ce sinistre récit n'est pas ...
... Un chien.