Il est 6 heures du matin, et le jour n'a pas assez de cran pour s'aventurer dans les rues. Depuis qu'Alger a renié ses saints, le soleil préfère se tenir au large de la mer, à attendre que la nuit ait fini de remballer ses échafauds.
Enveloppée dans une serviette en éponge, sa tête rétrécissait comme un coing blet. Entre deux gémissements, ses yeux débordant de chassie se révulsaient tandis que son corps avachi et rance se ramollissait sous les couvertures.
La pauvreté ne consiste pas à manquer d'argent, mais de repères.
Les pauvres accusent les riches d'être à l'origine de leurs souffrances. Les riches pensent que les pauvres ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes. Ce n'est pas vrai. Le monde est ainsi fait, et ce n'est la faute à personne. Il faut savoir prendre son mal en patience. La Fatalité serait la reine des salopes si elle ne cachait pas son jeu. Le monde ne voudrait pas le coup s'il ne le rendait pas. On croit savoir, et on ne sait rien du tout. En refusant de l'admettre, on devient fou à lier.
Si tu veux t'acheminer
Vers la paix définitive
Souris au destin qui te frappe
Et ne frappe personne.
La désobéissance civile tenait bon . Le pays était paralysait .Les haut-parleurs répandaient leurs prêches violents virulents sur la ville .
- Nous sommes dans un pays dingue.
Il leva les yeux sur moi, inquiet :
- Tu ne crois pas au discours des islamistes?
- Je suis neutre.
- C'est quoi être neutre? On ne peut pas être neutre à la croisée des chemins. On est obligé de choisir une destination.
- On ne choisit jamais.
- C'est faux. On est responsable de son destin.
- En Algérie, il n'y a pas de destin. Nous sommes tous au bout du rouleau.
-Une fois, dans un pré, Sid Ali le poète avait attrapé une mante religieuse. C'était par une belle journée de printemps. Il y avait des fleurs partout. Sid Ali m'a montré l'insecte et m'a demandé si j'était au courant qu'à l'origine la mante était une feuille. J'ai dit que je l'ignorais. Alors Sid Ali m'a raconté l'histoire d'une feuille rebelle et arrogante qui digérait mal le fait de se faire larguer par sa branche simplement parce que l'automne arrivait. Elle s'estimait trop importante pour moisir parmi les feuilles mortes que le vent humiliait en les traînant dans la boue. Elle jeta sa gourme et se promit de ne compter que sur elle-même, comme une grande. Elle voulait survivre aux saisons. Et la nature, séduite par son zèle et sa combativité, le transforma en insecte rien que pour voir où elle voulait en venir. Ainsi naquit la mante religieuse, farouche et taciturne, plus ambitieuse que jamais. Le miracle lui monta à la tête. Elle se mit à narguer sa branche, à la fouler aux pieds. Elle devint cruelle, prédatrice et souveraine, et son impunité ne tarda pas à l'aveugler au point que, pour prouver on ne sait quoi, elle s'est mise à dévorer tout sur son passage, y compris ceux qui l'aiment.
Sid Ali disait souvent que l'Algérie est le plus grand archipel du monde constitué de vingt-huit millions d'îles et de quelques poussières. Il avait omis d'ajouter que les océans de malentendus qui nous séparaient les uns des autres étaient, eux-aussi, les plus obscurs et les plus vastes de la planète.
Comment peut-on oublier lorsqu'on passe ses jours à travestir sa mémoire, et ses nuits à la reconstituer comme un puzzle maudit pour se remettre, dès l'aube, à la brouiller encore, et encore?... Tous les jours. Toutes les nuits. Sans arrêt...
On appelle cela l'obsession, et l'on pense que le mot suffit à triompher de l'abîme.
Que sait-on vraiment, de l'obsession?