Ma mémoire assassine

Je flotte dans une eau tiède, je me sens calme et apaisé. Je ne sais plus qui je suis, ni où je suis. Une douce brise souffle dans le vide ou je nage sans fin. J'ai beau nager, impossible d'en sortir. Ce monde dénué de son et de vibration rétréci progressivement, jusqu'à n'être plus qu'un point, une poussière dans l'univers. Non, même cette poussière disparaît.

Elle ignore que, dans les plaisirs que je recherche, il n'y a pas de place pour les autres. Je n'ai aucun souvenir d'avoir été heureux en compagnie de mes semblables. Je me suis toujours replié au plus profond de moi-même, je n'ai jamais éprouvé de véritable et durable contentement qu'à l'intérieur de mon être. Tout comme ceux qui prennent des serpents pour animaux de compagnie ou achètent des hamsters pour les nourrir, il a fallu que je nourrisse le monstre en moi.

Pendant que les patriotes essayaient d'attraper les fantômes communistes, de mon côté je menais ma propre traque. Un meurtre que j'ai commis en 1976 a été mis sur le dos d'un espion nord-coréen : « On suppose que le criminel est repassé au Nord tout de suite après. Étant donné la cruauté de l'acte, le coupable ne peut être qu'un espion nord-coréen. » Le meurtre ayant été commis par un fantôme, il était inutile d'en chercher I' auteur.

- Vous savez ce que c'était, les années 1980 ? lance l'inspecteur Ahn. En ce temps-là les policiers de la province de Kangwon étaient postés devant l'entrée principale des universités à Séoul, coiffés de casques pour se protéger des cocktails Molotov lancés par les étudiants. Qui se souciait de quelques meurtres en pleine campagne ?

Je ne sais plus où j'en suis. En perdant la mémoire, mon esprit perd aussi son domicile.

J'ai commencé à tuer à l'âge de quinze ans, et j'ai continué jusqu'à quarante-quatre ans. Entretemps, j'ai traversé l'histoire de la Corée : la révolution du 19 avril 1960 et le coup d'État du 16 mai 1961 ; la promulgation de la Constitution de Yushin en octobre 1972 par Park Chung-hee, dans l'espoir de maintenir éternellement sa dictature, et l'assassinat par balles de son épouse peu après ; la visite du président Jimmy Carter qui a conseillé à son homologue Park de mettre fin à sa dictature, avant d'aller faire un jogging en slip ; Park Chung-hee tué à son tour ; le kidnapping au Japon de Kim Dae-jung, président de la Corée du Sud de 1998 à 2003, auquel il a survécu de justesse ; puis l'exclusion du Parlement de Kim Yeong-san, qui sera élu président de 1993 à 1998 ; l'instauration de la loi martiale dans le pays, le siège de la ville de Gwangju dont les habitants ont été massacrés à coup de bâton et de fusil.

Pendant tout ce temps, moi, je ne pensais qu'à tuer.

Les spécialistes, quels qu'ils soient, ne me paraissent crédibles que lorsqu'ils parlent d'un sujet qui m'est inconnu.

Pendant que j'appuyais sur sa tête ma mère maintenait sn corps et ma sœur lui bloquait les jambes. Elle avait à peine 12 ans...

Un habitant du village que je connaissais avait tendance à oublier tout ce qui s’était passé quand il avait trop bu. La mort est peut-être comme un verre d’alcool fort qu’on boit pour oublier cette banale beuverie qu’est la vie.

La honte et la culpabilité. On peut avoir honte de soi. Mais c’est le regard des autres qui nous rend coupable, le critère c’est donc les autres, pas soi-même. Se sentir coupable c’est avoir honte devant les autres. Il existe sans doute des gens qui se sentent coupables sans pour autant avoir honte d’eux-mêmes. Ces gens-là redoutent la sanction des autres. Moi, c’est le contraire. Je n’ai jamais eu peur du regard ou du jugement des autres, mais j’éprouve une honte profonde envers moi-même. J’ai même tué certaines personnes uniquement à cause de ça. Quelqu’un comme moi est donc infiniment plus dangereux que quelqu’un de l’autre catégorie.
Si je laisse Pak Ju-tae assassiner Eun-hee, j’aurai vraiment honte de moi, je ne pourrai jamais me le pardonner.