AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Creisifiction


Farce cruelle se déployant en miroir à une réalité aux accents de plus en plus funestes et chaotiques (à l'image du pays d'origine de l'auteur, piloté depuis plus d'une dizaine années par un grotesque Viktor Orban, toujours aux manettes à ce jour, hélas!), moulinée ici par la faconde époustouflante de l'écrivain hongrois, dans «Le Baron Wenckheim est de retour», Laszlo Krasznahorkai joue, devant un public bouche bée, une nouvelle version sidérante de son «tango de Satan» - titre de son premier roman, paru en 1985 -, cette milonga tragicomique qu'il s'applique depuis, avec brio, à chorégraphier au travers d'une oeuvre littéraire, mais aussi cinématographique -menée en collaboration avec son complice de toujours, le cinéaste Béla Tarr-, dans lesquelles la mesure (et la démesure) sont données par la corruption morale et l'abus de confiance sur des plus faibles, le mal décomplexé, la violence, la cupidité, l'imposture et la peur qui prévalent de tous temps dans les rapports de domination entre les hommes.

Dans cette nouvelle partition musicale, virevoltent en une frénésie de solos saccadés, segmentés, de tout petits chapitres se succédant les uns aux autres sans autre signe distinctif à part un simple changement de paragraphe, sautant allègrement d'un personnage ou d'une temporalité à une autre - deux pas en avant, deux pas en arrière – ce qui pourrait faire penser au départ, à tort, à une démonstration entêtante d'«exercices de style» postmodernes, mais qui s'avèreront toutefois, sous la houlette d'un maestro qui assume ouvertement sa toute-puissance et son intransigeance (voir à ce propos son «Avertissement» en préambule), s'articuler parfaitement entre eux et converger au fur et à mesure vers un même ensemble homogène, superbement orchestré.
Impromptus aux contenus aussi drolatiques que vénéneux, quelquefois franchement consternants ou pathétiques, jouissant chacun d'une certaine indépendance narrative et, à l'occasion, s'achèvant par de petites chutes bien à eux.
Constitués de bloc-phrases à géométrie constante, très impressionnante, dans un style où l'omniscience du narrateur et le discours indirect prédominent; de très longues phrases, recouvrant des pages entières et dont la cadence, en même temps que la rigueur de leur construction, l'intelligibilité - grâce notamment à un rythme et à une ponctuation respectueux du souffle de celui qui est en train de les déchiffrer-, réussissent à la fois à libérer et à canaliser une force expressive inimaginable.

Dotées d'un attrait ensorcelant, le lecteur se voit subjugué et, incapable d'arrêter le mouvement de ses yeux sur ce «reading-floor» interminable, est victime d'une sorte d'état hypnotique, un état proche de celui qu'il pourrait éventuellement se voir tenté d'imputer à l'auteur lui-même, médium peut-être, se dit-il, d'un texte qui aurait pu avoir été bel et bien psychographié !!!

Sérieusement...en un mot, c'est un tour prodigieux ce qu'accomplit Laszlo Krasznahorkai dans son dernier roman! Et extrêmement virtuose, à l'image d'un «Caprice» d'un Paganini débridé ou d'une gravure d'un Piranèse halluciné!

Le sentiment général d'absurde et d'inquiétante étrangeté qui s'installera progressivement dans le récit a pour point de départ un enchaînement astucieux de méprises et de leurres, de faux-semblants et de fausses rumeurs incontrôlables.

À commencer par le lecteur lui-même, qui pourrait naïvement croire s'embarquer dans une sorte de remake de «La Visite de la Vieille Dame», de F. Dürrenmatt!

Pendant les premières cent cinquante pages du roman, en effet, tous attendent impatiemment l'arrivée imminente du Baron Wenckheim, dernier représentant de la branche hongroise de l'illustre famille. L'on se prépare à l'accueillir en grande pompe, on s'interroge sur les véritables raisons de son retour, on spécule autour de cette fortune colossale qu'il aurait accumulée durant ses longues années d'exil en Argentine, on cogite surtout sur tous les bénéfices, financiers et politiques, à titre personnel et collectif que l'on pourrait extraire du retour du vieux et, le croit-on tout au moins, richissime baron.

En attendant Wenckheim, l'auteur dresse peu à peu, sur un ton mordant et satirique, drôle et en même temps affligeant par ce qu'il révèle des bassesses qui animent globalement les intentions et les gestes de ses habitants, la chronique de la déchéance économique et morale d'une petite ville de la Hongrie profonde à l'ère Orban.

Si d'un côté les traits peuvent donner le sentiment d'avoir été grossis par la loupe sans concessions de l'auteur, les travers que ce dernier pointe avec une délectation qu'il ne cherche point à cacher ( la révolte et la violence de certaines diatribes de Laszlo Krasznahorkai lancées contre la nation et le peuple hongrois pourraient sous certains aspects faire passer Thomas Bernhard pour un enfant de choeur!), ne sont cependant, ni tout à fait étrangers, ni compétemment éloignés de la réalité actuelle désastreuse de la société hongroise : peur de l'étranger et repli sur soi face aux vagues migratoires aux portes de l'Europe, montée en puissance des extrémismes et des groupuscules d'extrême-droite et néo-nazis, prolifération des mensonges d'Etat, des violences perpétrées contre les membres les plus fragiles de la société, dégradation économique et culturelle...

L'extrême noirceur du tableau n'épargnera rien, ni personne, excepté peut-être les personnages en rupture de ban, ou les simples d'esprit, ces derniers étant visiblement les seuls que le scepticisme radical de Krasznhorkai autorisera à s'extraire en partie de cette danse macabre qui court inexorablement à sa perte.

Dans le jeu de Tarots personnel du créateur, entre les épisodes lourds de menaces, dont ce Char symbolique s'abattant inexplicablement sur le cours des événements (à certains moments, surgis de nulle part, d'étranges convois de gros véhicules, Mercedes, BMW, ou de poids-lourds, arpentent dans un silence de mort les rues de la ville, appuyant la thèse développée par le roman que la peur serait l'unique et véritable élément susceptible de réunir les hommes), et un bouquet final couronnant la partie par l'effondrement spectaculaire de la Maison-Dieu, seuls en effet, les archétypes de l'Ermite (le très curieux personnage en arrière-plan du Professeur, «résistant mélancolique» armé, retranché de tout commerce avec ses semblables, se livrant à des théories iconoclastes sur L Histoire et à des «exercices d'auto-immunisation contre la pensée»), ainsi que celui des deux Amoureux (le candide Baron, et Marika, son éternelle fiancée) pourront bénéficier d'une certaine forme de compassion de la part de leur maître tout-puissant...

"Diamant noir", "chef-d'oeuvre", selon les uns, "le livre qui concentrerait tout ce qu'il avait pu écrire auparavant", suivant les mots de l'auteur lui-même, ces épithètes sont à mon avis tout à fait à la hauteur du roman : une prouesse littéraire à l'ambition monstrueuse, dans tous les sens du mot!

Personnellement, je me suis vu néanmoins, en quelque sorte malgré moi, avaler une étoile par ce gigantesque trou noir affamé de toute forme de lumière, et jamais assouvi...

L'humour omniprésent, la construction irréprochable, l'exécution virtuose, les magnifiques flots narratifs versés en surabondance, une lecture m'entraînant dans une ronde enfiévrée de mots, n'auront pas suffi à cacher à mes yeux une gêne diffuse, et que je finirais par identifier comme étant liée à une absence de pratiquement toute note d'humanité dans cette partition rigoureusement cérébrale: envers des personnages qui m'auront de surcroît paru quelque peu "bidimensionnés" ou fac-similés (ceux-ci seront d'ailleurs listés sans états d'âme par l'auteur, en fin d'ouvrage, parmi les « matériaux utilisés», «détruits» ou «disparus»!), ou encore envers une forme de dénuement ontologique, très proche d'un nihilisme sans appel (mis en exergue surtout à travers les longs discours du personnage du Professeur), considéré comme implicite à la condition humaine, dû à la conscience de la mort chez l'homme, et à sa peur face à l'inconnu, sur lesquelles reposeraient d'après ce dernier «tous les fondements factices de la civilisation», développements portant inéxorablement en eux-mêmes "les germes de sa propre destruction»!

« Mehr Licht! Mehr Licht! » («Plus de lumière ! Plus de lumière !»)
(Goethe, sur son lit de mort).



Commenter  J’apprécie          3825



Ont apprécié cette critique (36)voir plus




{* *}