Dans un monde (actuel, proche, probable si ce n'est déjà amorcé) où règnent violences policières, pénuries et rationnements dus aux catastrophes climatiques, trois femmes parlent tour à tour dans le bureau d'un commissariat de police.
Il y a Claire, la quarantaine, deux enfants. Elle vient déclarer la disparition de son mari deux ans après que celui-ci se soit évaporé sans crier gare. On comprend peu à peu que quelque chose cloche, que cette disparition est devenue comme on dit, inquiétante et qu'il y a de nouveaux éléments qui ne présagent rien de bon. Pourtant deux ans sont passés et Claire n'a rien fait, peu dit. "Tant que je n'officialisais pas sa disparition, je me disais qu'il restait un espace, un espoir. Il allait revenir", dit-elle.
Puis, il y a Hélène et Joan, les deux amies de Claire.
Hélène connaît le couple depuis la fac. Libre, rebelle, écorchée, elle a toujours vu le mariage comme une négation de soi et constaté combien Claire disparaissait au fur et à mesure de son union avec Thomas. Hélène a choisi les amours tarifées, une simple prestation de services selon elle, plus qu'un choix de vie, c'est un choix politique.
Joan a fui les États-Unis, pays qui, dit-elle, est devenu fou, où chacun est armé, où l'économie est moribonde et la vie impossible. Joan n'a pas de papiers et craint d'être arrêtée à tout instant. Elle est la biche aux abois, l'étrangère où qu'elle soit, même aux yeux de ses amis, du fait de son sang métissé.
De ce climat anxiogène, nous n'en saurons pas davantage. L'auteure distille des éléments d'informations au compte-gouttes, évoquant de façon sybilline
un mystérieux Jour de l'Oural où tout a basculé, mais suffisamment pour que l'on comprenne que Claire, Hélène et Joan sont sur le fil du rasoir, qu'elles ont dû faire front, s'allier, se retirer.
Tour à tour, elles évoquent Thomas, l'Absent, et la perception qu'elles ont de ce mari, de cet ami, mais aussi de leur amitié. Peu à peu, se dévoilent les incompréhensions entre chacune, leurs différences, leurs différends, des secrets, des mensonges.
Dans ce roman, l'absence de l'homme plane comme un élément à la fois essentiel et presque anecdotique. Dans un avenir devenu incertain, inquiétant, quelle conséquence de plus pourrait-il y avoir s'il revenait ? Et si cette absence était un mal pour un bien ? Serait-elle plus supportable si elle était expliquée ? A moins que de terribles choses se soient passées et que Claire, comme Hélène et Joan, y soient confrontées ?
Installée en France, pays où elle a choisi de vivre loin des États-Unis (Canada),
Marie-Eve Lacasse écrit aussi sur la sociologie du monde vigneron et agricole d'un point de vue politique. Ce n'est donc pas par hasard que le personnage de Claire fuit le monde professoral, la folie urbaine, pour devenir vigneronne. le parcours littéraire et biographique de l'auteure transparaît donc au travers de ce roman dont le titre à tiroirs prend tout son sens,
les manquants désignant les pieds morts des vignes. "Les vignes que m'avaient laissé mes parents étaient si malades qu'il a fallu assainir les choses, à commencer par le sol, pollué par des décennies de phytosanitaires. J'ai décidé de ne pas remplacer
les manquants, c'est-à-dire les pieds qui étaient morts, qu'on avait arrachés et qui laissaient des espaces vides, parmi les vivants. Il y avait des trous ici et là. Parfois, je plantais un poirier, mais la plupart mouraient. Comme si on ne pouvait pas remplacer ceux qui partaient", raconte Claire.
Marie-Eve Lacasse réussit là un sobre mais fiévreux roman, étrange, intime et captivant, politique aussi.
Merci aux éditions du Seuil et à la Masse Critique privilégiée de Babelio qui m'a permis de découvrir cette auteure.
Peggy dans les phares m'attend désormais dans ma PAL.