C'est une grande gare, une immense gare, elle est belle, modernisée, fonctionnelle, et met à la disposition des voyageurs toutes les inutilités indispensables à l'homme d'aujourd'hui.
Une mouette est entrée par erreur sous la verrière. Elle plane lentement au-dessus des trains au départ, l'oeil pensif , elle survole les premiers voyageurs hagards, le petit univers qui s'affaire. La mouette va, la mouette vient, blanche et mélancolique, pleine peut-être d'un désir de houle et d'écume qui la suffoque et l'empêche de battre des ailes.
Toutes ces vies, c’est un manège sans fin, une farandole. Tous ces fils formant pelote, ces ballots de mémoire et d’oubli, ces corps qui transpirent, qui souffrent, qui exultent, ces visages dont pas un ne ressemble à un autre, chaque vie accouchée à cheval sur une tombe, et çà marche, çà court, çà crie, çà sanglote en silence, çà éructe, çà rigole sous cape, çà gémit, çà espère, çà s’occupe en attendant, voilà, prenons celui-ci au hasard, c’est un homme jeune, vingt-cinq ans, cheveux gelés sur le crâne en petites flammèches rousses, une mouche de poils roux sous la lèvre inférieure, il tire une grosse boîte noire montée sur roulettes, sans doute du matériel électronique, des machins pleins de fils et de boutons qui font de la musique ampli, enceintes, platines, mixer, ne m’en demandez pas plus.
Chaque femme est une odeur que je fais entrer dans mon olfactothèque intime, chaque odeur un plaisir, un moment qui s'évapore plus ou moins lentement, un rêve qui dispense ses molécules plus ou moins lourdes. Sylvie fraise, Valérie bergamote, Esther jonquille.
Destins, destins impénétrables. Les vies se croisent sans se toucher, la gare fourmille de trajectoires singulières.
Salle des pas enfin perdus, vraiment perdus. Ce sera dans une éternité, le temps me porte, je suis un souffle, j'embrasse le monde qui tourne sous moi, je vole, je suis une feuille, une plume, une poussière qui se pose sur un fil de lumière pour bondir de nouveau, j'étais le peintre aux mains bleues aux mains maculées au corps pesant me voici oiseau.
Et ils s'en vont. Anita, le verre d'eau à la main, les regarde s'éloigner. Laurent s'est levé sans trop de mal, aidé par Virginie. Nous n'en saurons pas plus. Ils poussent la porte vitrée, s'éloignent dans la salle des pas perdus, ils s'en vont, poursuivis par deux valises piauleuses, ils quittent l'histoire comme ils y sont entrés, tant bien que mal, en s'aimant.
Bref ça n'allait jamais. Toutes elles prenaient des médicaments, neuroleptiques, antidépresseurs, toutes les femmes bouffent des pilules de nos jours, c'est quand même un peu fort.
Moi par exemple je me tiens droit, je regarde la réalité en face, solide et pas compliqué, le mari idéal, quoi, eh bien si vous croyez que ça les attire, alors là. Tandis que cette brave loque qui s'enfile ses bourbons, tac, ça marche aussitôt, il rend l'autre toute rêveuse, regardez. Un mystère, ça. Je suis trop droit, voilà l'histoire, cherche pas midi à quatorze heures, blanc c'est blanc, noir c'est noir, pif paf, et la vie est bien plus agréable comme ça.