Mon exemplaire de
Shâb ou la nuit de
Cécile Ladjali est taché. Sur sa couverture, des traces de doigts enduits de terre. La poussière rouge sang des hauts plateaux malgaches.
C'est là-bas que j'ai lu ce livre pour la première fois, il y a dix ans. Je n'en avais pas gardé de souvenir impérissable,
du moins le pensais-je.
Pourtant lorsqu'il y a peu, j'ai entrepris de ranger ma bibliothèque, mes doigts ont à nouveau effleuré ses pages rougies et le souvenir d'une pensée d'alors a colonisé ma conscience :
Jamais je ne pourrai avoir d'enfant, je ne supporterai pas de voir mon ventre gonfler comme une outre.
Voilà ce que je pensais quand mes yeux se posaient pour la première fois sur
Shâb ou la nuit. Voilà ce dont je m'étais souvenue soudain, avec une redoutable précision:
m'être dit que je ne serai jamais mère.
Dix ans plus tard — et après avoir eu la chance de voir mon ventre se déformer deux fois —, je me suis demandée ce que cela me ferait de relire
Shâb ou la nuit.
Et si les mots qui avaient fait naitre en mon sein cette certitude il y a une décennie avaient perdu de leur intensité, je dois avouer avoir littéralement redécouvert ce texte aussi sincère que magnifique.
Shâb ou la nuit est un texte parfait. Si sublime qu'il en est douloureux.
C'est une oeuvre portée par une écriture simple en apparence, mais si fine, si maîtrisée, si exacte, qu'elle a transpercé mon âme de part en part et fait naître au coin de mes yeux des larmes bien vraies. Là résidait l'architecture superbe. Celle capable d'héberger les sentiments les plus ambivalents: la haine, le manque, la colère, la tristesse, la rage et le dégoût.
J'ai parfois cru ce roman écrit pour moi, il racontait des bribes de mon histoire. Je touchais du doigt le nectar de ce que
Cécile Ladjali avait posé sur le papier.
Mais j'ai surtout été subjuguée par les mots que j'y découvrais, le chemin de cette autrice exceptionnelle. Et si les passages qui m'avaient infiniment touchée il y a dix ans n'étaient plus ceux sur lesquels mon âme pleurait aujourd'hui, je mesurais toute leur richesse, leur puissance et leur grandeur.
À l'aune du chemin parcouru par
Cécile Ladjali, je prenais conscience de la route que j'avais laissée derrière moi, des ornières traversées, des brûlures résorbées, des blessures cicatrisées.
Aujourd'hui les mots me manquent,
je peine à exprimer l'essence de ma pensée.
Je sais que
Shâb ou la nuit a constitué un jalon. À l'heure où mon deuxième roman, Ventre(s) (cela ne s'invente pas), s'apprête à être publié, j'ai l'intime conviction que le texte de
Cécile Ladjali était présent à chacun des pas qui m'a menée à ce jour — même si je n'en prends conscience qu'aujourd'hui. Il était là, tapi dans les herbes hautes, blotti dans un giron que j'ignorais encore, près à surgir le moment opportun.
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