Etre hypocrite n'était pas si difficile, en définitive. Un coup à prendre, pas plus compliqué qu'un accord à maïtriser.
– On n’a toujours pas de nom pour notre groupe, fit remarquer Ruppert.
– Je verrais bien quelque chose comme les fils du Reich, dit Herman.
– Les fils du Reich ? Pouffa Thomas. Waouh, ça donne drôlement envie de swinguer, dis donc ! Et pourquoi pas Les Valeureux Descendants de Thor pendant que tu y es ?
– Je suis fier de mes origines.
Max soupira :
– Moi aussi. La question n'est pas là. Il faut quelque chose qui incite à danser, à s’amuser, quoi !
Faussement sérieux, il ajouta :
– Un truc du genre Le grand Max Stachowiack et son orchestre.
Thomas grogna en balançant son polochon sur la tête de son camarade. Les deux autres éclatèrent de rire.
– Le jazz, ça brille de mille feux, comme un cuivre, intervint Ruppert. On pourrait l’appeler Die Goldenen Vier : les quatre en or !
– Die Goldenen Vier, répéta Max. Ouais, ça sonne bien ; ça me va !
– A moi aussi, dit Thomas.
– Moui, ça peut aller, maugréa Herman.
Trois coups retentirent, frappés à la porte.
– Il est plus de minuit, les garçons ! fit la voix d’Elsa. Terminées, les discussions !
Chacun se tourna sur le flanc ou sur le ventre, enfonçant son visage au creux du polochon.
– Die Goldenen Vier, murmura Max, avec un sourire. Les mecs, avec un nom pareil, on va casser la baraque !
- Je me suis longtemps considéré comme apolitique, dit-il après un long soupir. Par lâcheté plus que par véritable conviction idéologique, je le crains.
Un silence
- Je n'ai jamais porté Hitler et sa clique dans mon coeur. J'ai entendu des rumeurs, comme tout le monde, au sujet des camps et du sort des juifs, mais... Je ne sais pas. J'imagine que je n'étais pas prêt.
Tu vois, il y a plusieurs façons de résister...
"L'art est une mission qui oblige au fanatisme."
Le contrebassiste entama son concerto en transpirant sous la chaleur des éclairages. Il fit de son mieux. D'ailleurs, il faisait toujours de son mieux. Ses parents lui avaient inculqué le goût de l'effort et le perfectionnisme. Ces qualités avaient encore été aiguisées dans les rangs des Jeunesses hitlériennes. Hermann avait fièrement porté le drapeau de son groupe lors de la Journée du Parti, à Nuremberg. Il se sentait appartenir à un tout plus vaste que lui, porté par une sorte d'élan invincible qui transcendait sa propre existence, et ce sentiment de participer à une grande cause était enivrant.
Devenir adulte n'était pas une chose facile.
(p.160)
Il espérait que tout se passait bien pour les autres. C'était lui, le responsable, lui qui les avait entraînés dans "cette folie", comme disait Hermann. Mais c'était une folie juste. Des centaines de jeunes gens semblables à eux mouraient tous les jours. Parfois des milliers. Il ne pouvait pas se contenter de jouer de la musique en attendant que cela se termine. Un homme était-il un homme quand il perdait la faculté de s'indigner?
- C'est quoi, votre meilleur souvenir?
(...)
- Je ne sais pas, mais... je crois que, dans le futur, mon meilleur souvenir, ce sera maintenant.
(p.107)
Un homme était-il encore un homme quand il perdait la faculté de s'indigner?