Il y a trop d’amour et il n’y a pas assez d’amoureux. Donc, il y a toujours un reste.
Blériot a acquis ce pouvoir étrange d’être à la fois présent et absent sans entraînement ni travail particulier, uniquement en écoutant par hasard un morceau de piano pendant qu’il observait les volets de ses voisins.
Tous les hommes ont la nostalgie de ce temps énorme où la vie avait encore l'élasticité du possible.
En se forçant un peu, Blériot serait même prêt à soutenir que tous ceux qui n'ont jamais aimé deux femmes à la fois sont condamnés à rester des hommes incomplets.
Murphy aimerait parfois qu'on lui explique par quel dévoiement de la morale on en est venu à se convaincre qu'une personne qui nous aime possède automatiquement des droits imprescriptibles sur nous.
Nora marchant à son bras comme s’ils étaient mari et femme, l’un marchant bouche ouverte pour avaler le bonheur, et l’autre – c’est évidemment lui – bouche fermée pour l’empêcher de s’échapper
Blériot ne ait pas ce qui l’angoisse le plus, de devoir un jour quitter sa femme ou de vieillir avec elle.
Et il partira. Il sortira de sa vie comme on sort d'une pièce, en s'excusant de s'être trompé de porte.
Tous les hommes, à un moment donné, ont sans doute besoin d'avoir une histoire à eux, pour se convaincre qu'il leur est arrivé quelque chose de beau et d'inoubliable une fois dans leur vie.
Murphy Blomdale a beau parfois paraître résigné et mener depuis des mois une vie terne et autarcique, le temps n’a pu supprimer son besoin de revoir Vicky, parce qu’elle demeure son unique lien avec Nora.
Au point que ce soir on pourrait croire à les voir chuchoter qu’ils sont les deux dernières personnes à parler une langue disparue.
Vous aviez vos habitudes dans ce bar ? lui demanda-t-elle.
Elle venait souvent m’attendre ici, quand je sortais du travail et qu’on avait décidé d’aller dîner quelque part.
À présent, il n’y retourne plus que le week-end, presque toujours en solitaire, lui confie-t-il. D’abord parce qu’il n’a pas beaucoup d’amis à Londres, ensuite parce qu’il a aussi envie d’être seul pour le cas très improbable où Nora reviendrait et pousserait la porte d’entrée.
Je suis resté romantique, s’amuse Murphy en la regardant, émerveillé par la beauté et la plénitude de ses formes, mais sans trouble, en tout cas sans aucune excitation.
Confidence pour confidence, Vicky lui avoue que de son côté elle continue de sursauter à la moindre sonnerie de téléphone, convaincue d’entendre enfin la voix de Nora.
Je ne sais pas si tu te souviens, lui dit-elle, de ce personnage de Bradbury, dans les chroniques martiennes, qui a la particularité de changer de sexe et d’identité dès qu’il rencontre quelqu’un.
Je n’ai jamais lu Bradbury.
En fait, sans le vouloir, il prend chaque fois le visage de celui ou de celle que l’autre attendait depuis des années. Comme s’il devenait la projection de son désir.
À la fin, tout le monde lui donne la chasse et il n’est plus qu’une silhouette galopante, épouvantablement malheureux.
Murphy doit convenir que ce pourrait être une bonne définition de Nora.