Le jour des morts

Jean Luc, le sourire en coin, leva les yeux vers un poster où cinq types aux tignasses effilochées, vêtus de noir et barbouillés de tatouages, certainement adorateurs du malin, martyrisaient des guitares en faisant des grimaces de gargouilles.

D’ailleurs, y’a pas de vengeance improbable ! Parce qu’il y a pas de blessures improbable. Il y a ceux que t’as blessés, sciemment ou non, et qui te pardonneront. Il y a ceux qui voudront plus entendre parler de toi. Et il y a ceux qui attendront le temps qu’il faudra et parfois très longtemps, pour te faire payer cette blessure.

- Vous avez quel opérateur ?
- SFR pourquoi ?
- Ça ne marche pas bien dans le coin. « SFR sait pas faire » : c’est un diction de la région. Il y a aussi « Orange s’y mélange » et « Si tu veux Free, va à Paris »…

Mehrlicht se figea. La question le cueillit comme un uppercut au menton, sec et définitif, le laissant un instant dans une sorte d’apesanteur, au point qu’il ne trouva aucun réponse sur le coup. Pourtant la question n’éveilla aucune douleur.

Il arracha le combiné de son oreille et le tint à bout de bras. Matiblout hurlait à pleins poumons.
— Morsures… loup-garou… stagiaire… morsure… Lagnac… Scandale… Mehrlicht… mutation… Ardennes…
Remontant le flot des cris et des menaces, Mehrlicht trouva la force de rapprocher le combiné.
— J’arrive, patron.
Puis il raccrocha. Jacques souriait.
— Qu’est-ce que t’as fait encore ?
— Rien. Je te raconterai. Il faut que j’y aille.
— Je risque rien, au fait ? On va pas venir me piquer ?
— T’inquiète pas. Je te tiens au courant.
Mehrlicht s’inclina au-dessus du lit pour embrasser son ami.
— Je reviens vite.
— T’as intérêt à pas trop tarder. Je fatigue.

Latour s’était habituée depuis longtemps à ses accès paranoïaques. Il s’assurait de passer sa vie à distance des autres pour ne jamais souffrir de leurs contacts, qu’il s’agit de leurs paroles ou de leurs poings. Tout être humain en ce monde était un agresseur potentiel. Dossantos gardait chacun à l’œil.

Amenez un homme à parler de lui et vous en ferez un homme heureux. Elle n’avait plus qu’à se montrer admirative de temps en temps et à lui poser des questions plus personnelles, en assurant ne pas vouloir l’embarrasser. Par orgueil, il répondrait à tout. Les hommes vivaient autour de leur nombril auquel ils vouaient un culte sans borne.

Lorsqu'il revint, Jacques baignait dans une nébuleuse chaleureuse et bleutée de monoxyde de carbone, d'acétone, d'arsenic, d'ammoniac, d'acide cyanhydrique, de naphtalène, de formaldéhyde et de butane. Son visage exprimait une béatitude comme seuls en connaissaient les saints pendant leur martyre. Mehrlicht attendit un instant qu'il ouvrit les yeux. Jacques lui rendit la cigarette en soufflant longuement sa fumée.
- ça va me manquer quand je serai mort.
P245

Il s'immobilisa bientôt devant la vitrine d'une petite librairie sous un auvent vert qui annonçait qu'on vendait là des " livres anciens " et des " livres modernes ". Combien de non-initiés étaient-ils entrés ici pour demander un Musso ou un " 50 Nuances de gris ", leur vision du livre moderne, avant de se faire expliquer par un libraire rompu à l'exercice que « livre moderne » était le terme qui désignait des ouvrages parus entre le XVIe et le XIXe siècle ?
P180

On a demandé à voir les enregistrements de la vidéosurveillance urbaine et...
- Vidéoprotection, coupa Matiblout.
- Pardon ?
- On dit " vidéoprotection ". C'est maintenant le terme officiel.
- Ah... Bah on attend de voir les films des caméras de protection.
Matiblout fronça le sourcil.
- Pas d'empreinte, d'ADN ?
- Non, patron. Aucune empreinte génitale.
Matiblout se redressa, surpris.
- " Génétique ", vous voulez dire...
- Si c'est le terme officiel...
Mehrlicht aimait taquiner Matiblout en citant les lapsus d'Hortefeux et de ses autres amis de l'UMP. C'était un hobby.
P146