Alors que la science-fiction nous propose de nombreuses et sombres dystopies à l'aune de la crise écologique dont nous vivons les premières prémices,
Camille Leboulanger nous offre une ambitieuse utopie post-capitaliste. C'est suffisamment rare pour être salué, suffisamment exceptionnel ces derniers temps pour être lu. C'est bien un projet politique et sociétal qui nous est donné de découvrir, un projet qui interpelle, fait réfléchir, perturbe, fait espérer aussi…Il éveille en nous un imaginaire collectif, un vivre ensemble possible, lumineux et respectueux, qui fait du bien en cette période angoissante.
Cette citation de
Frédric Jameson de 1994 en prologue du livre est intéressante : « Aujourd'hui, il nous semble plus aisé d'imaginer l'absolue détérioration de la Terre et de la nature que la décomposition du capitalisme tardif ; peut-être cela est-il dû à quelque faiblesse de notre imagination.» Les dystopies partent en effet souvent de la détérioration de la Terre et analysent les conséquences de cette détérioration sur l'homme et la société. L'auteur français part, lui, de la décomposition du capitalisme, décomposition ayant manifestement, dans son livre, réussi à arrêter la détérioration de la Terre. Et il imagine les conséquences de ce changement total de paradigme économique sur la société.
Eutopia est un livre éminemment politique.
Nous pouvons donc dire que ce jeune auteur n'en manque pas lui, d'imagination. 600 pages pour suivre la vie d'un citoyen, Umo, de sa naissance à sa vieillesse, au sein de cette société à la mentalité radicalement différente de celle d'aujourd'hui, une société dans laquelle n'existe plus le concept de propriété. Changement opéré en un siècle ou deux, après le « Siècle des Camps » (période dont il est fait allusion et nous comprenons plus ou moins que ce fut une période de grande violence, les changements climatiques ayant eu pour conséquences de vastes vagues migratoires et donc l'établissement de camps), aboutissant à la Déclaration d'Antonia dont les principes fondamentaux sont les suivants :
- Il n'y a de propriété que d'usage ;
- Toute propriété finit à la mort ;
- le sol, l'eau, l'air, ainsi que les règnes animal et végétal ne sont pas, ni peuvent être considérés comme des ressources ;
- Parmi les créatures vivantes, les actions de l'humanité ont le plus grand effet sur les conditions environnementales. Par conséquent, il est de sa responsabilité de modérer son propre impact, d'en corriger les effets négatifs, et de protéger le reste de la vie terrestre en assurant la perpétuation des richesses animale et végétale ;
- L'être humain n'est pas, ni ne peut être considéré comme une ressource ;
- L'éducation, la santé, l'alimentation, la justice, le logement et la maîtrise du travail sont des droits fondamentaux et inaliénables ;
- Chaque être humain est libre de corps et d'esprit. Aucun préjugé d'ordre moral ou religieux ne peut lui retirer cette liberté. Tout être vivant est libre d'aller et venir à sa guise ;
- Chaque être humain est un travailleur, de l'éducation à la mort. Par conséquent, chaque être humain a droit à un salaire ;
- Chaque être humain est libre d'user de sa force de travail dans quelques entreprise productive que ce soit, individuelle ou collective.
C'est dans ce contexte que nous suivons ainsi l'enfance, l'adolescence, la vie adulte puis la vieillesse de cet homme, et découvrons en quoi cette société se démarque de manière totalement radicale de celle que nous connaissons, notre société capitaliste, dans laquelle les personnes se définissent bien plus par ce qu'elles consomment que par ce qu'elles produisent, dans laquelle confort matériel (multiplication des appareils électroménagers, moyens de transport motorisés individuels, vaste production de mobilier en série), sécurité (protection de la propriété), et bonheur (bonheur de posséder du matériel, bonheur d'avoir un conjoint, d'avoir des enfants…) sont promis sous réserve d'être le plus fort, le plus méritant. La concurrence va donc de pair avec toutes ces promesses dans notre société, d'où des comportements violents et agressifs.
Camille Leboulanger imagine dans les menus détails une société dans laquelle la propriété disparaitrait et se pose la question des multiples impacts sociétaux de cette disparition à tous les âges de la vie.
« Lisez la littérature propriétariste : les bâtiments ne font que s'y dresser, imposants, avec parfois même une petite extension en forme de gland au sommet, pour bien comprendre. Paradoxalement, ils construisaient toujours les routes qui leur permettaient d'aller le plus vite possible. Tout ça pour ça… ».
Les conséquences sont multiples, le livre fourmille de riches et nombreuses références, je ne vais citer que les plus marquantes mais il y en a bien plein, c'est d'une grande et étonnante richesse. Concernant donc les plus marquantes, il y a tout d'abord celle relative au salaire à vie, les gens étant libres d'exercer les activités utiles à la société qu'ils veulent et sont assurés d'un salaire versé en propre dès la fin des études. Il est vrai que cette idée prend réellement sens dans une société dans laquelle il n'y a plus de propriété privée, plus d'entreprise, plus de capital.
La notion de travail, notamment son sens et sa finalité, est totalement revisitée, chaque individu peut prendre le temps de se chercher, de se trouver, de s'accomplir, de se réinventer à tout moment, sans pression, sans contrainte ni culpabilité. Dès l'enfance, les enfants ont l'habitude d'effectuer de nombreuses tâches au sein même de l'école, en autonomie, allant de la cuisine au ménage. le travail est davantage associé à l'amour, à ce que nous aimons faire et qui profite à tous, comme un geste d'amour donné gratuitement.
La notion de reconnaissance au sein de la société est également tout autre à celle que nous connaissons : ce que produit un individu est mis en avant et non ce qu'il possède. le livre fait ainsi la part belle aux gestes, assurés et délicats, qui produisent, réparent, font pousser, soignent, créent.
Autre chose notable : l'économie est totalement circulaire, locale, les déchets des uns étant les matières premières des autres, aucun aliment n'est transporté mais produit sur place, les objets sont réparés, réutilisés, sans cesse réemployés. La technologie est plus sommaire qu'aujourd'hui, la low-tech étant de mise en opposition à la high-tech telle que nous la connaissons aujourd'hui. Les transports ne sont que collectifs ou se font à vélo et à pied.
La décroissance structurelle est donc une réalité dans cette société qui a réussi aussi à maîtriser la croissance démographique, la politique de l'enfant unique, la fin du mariage et des liens parentaux rendant les naissances rares.
Car oui, bon, avec ce dernier élément mentionné, l'utopie frôle la dystopie par moment, l'absence de propriété s'étendant aux rapports humains mais surtout à notre lien avec les enfants. Si la liberté sexuelle peut être vue comme une avancée, du moins une grande liberté (comme nous n'appartenons à personne, nous sommes libres d'avoir de multiples partenaires quand nous le voulons et le livre met en valeur avec beaucoup de respect et même de beauté cette polygamie possible), le fait de voir disparaitre totalement la structure familiale, et surtout tout lien maternel et paternel, est tout simplement glaçant. C'est d'ailleurs le point d'achoppement, d'où émanent la critique et le malaise, même si cet état de fait est devenu une normalité pour l'ensemble des citoyens qui n'envisagent pas une vie autre.
Lorsqu'un enfant nait, les parents biologiques s'en occupent pendant trois ans, responsables de sa bonne santé. le salaire attribué au nourrisson leur revient durant cette période. A trois ans, l'enfant entre en classe et est désormais sous la responsabilité de la communauté toute entière. Tous les adultes de la communauté s'occupent de cet enfant à tour de rôle et peu à peu l'enfant ne distingue plus, parmi ceux-ci, ses véritables géniteurs. Il en a vaguement conscience mais il n'a pas d'attachement plus marqué que cela. Les parents estiment ce lien rompu comme faisant partie de l'ordre normal des choses. L'enfant est l'enfant de la communauté, il n'appartient à personne et donc n'appartient pas à ses parents biologiques. Cela m'a glacé…
J'ai été en revanche passionnée par la vision de la ville et du territoire déployée dans ce texte, c'est une sorte de manifeste sur la gestion des espaces dans un futur proche. Les villes, régies par le principe d'autosuffisance, et les territoires désormais sauvages, rendus à la nature, coexistent avec intelligence et équilibre. La ville, cette ville qu'est Antonia par exemple, fait rêver, agglomérat de petits villages reliés les uns aux autres par les lignes de tramway et un fin treillis de sentiers et de voies cyclables. le sol est recouvert d'herbe épaisse. La ville du futur, sans bruit, sans pollution, verdoyante. Des exemples d'autres villes aux évolutions différentes existent également dans le livre, et c'est passionnant de découvrir cette diversité des villes futures. On se rend compte à quel point le lieu a une puissance et une influence sur les mentalités et la culture des habitants qui vivent en son sein.
Ce n'est pas un livre dans lequel le lecteur trouvera de l'action, des rebondissements. Non, le livre est lent, il a son rythme, dégage un certain charme, une ambiance. le récit prend son temps à l'image de cette société dans laquelle la vitesse, la précipitation n'existe plus, et nous fait découvrir ces éléments petit à petit. On s'attache de façon croissante à Umo au fur et à mesure de l'intimité partagée, au fur et à mesure de son évolution en matière d'analyses, de plus en plus fines et subtiles D'abord un peu perturbée, je me suis adaptée au rythme du récit, et je me suis beaucoup attachée à ce livre. L'histoire d'Umo est mise au premier plan par rapport à la présentation de la société, ce qui en fait un livre particulièrement humain. Nous sommes loin, très loin, d'un manifeste froid faisant étalage d'idées et de connaissances. L'histoire, celle d'une vie dans toute sa grandeur et son insignifiance, a le dessus sur l'utopie présentée. Et cette histoire est de plus en plus lumineuse au fur et à mesure des chapitres, au fur et à mesure du temps qui passe.
« J'étais libres, nous étions libres, et cette liberté nous rendait responsables de notre présence complète auprès de celles et ceux qui partageaient chaque moment de la vie ».
J'ai été cependant surprise, ou suis restée sur ma faim, par quelques éléments de fond et de forme, éléments qui n'ont cependant pas terni mon plaisir de lecture :
- J'ai été surprise de constater que la viande faisait toujours partie de l'alimentation humaine (quoique en quantités moindres et selon un rituel qui se veut respectueux) à l'aune de la Déclaration d'Antonia dans laquelle il est spécifié que les animaux ne peuvent être des ressources ;
- La remise en question du lien coupé parents-enfants, est rare, exceptionnelle, et portée par la seule Gob, la compagne d'Umo, personnage a priori froid et inquiétant qui a beaucoup souffert durant son enfance de cette cassure avec ses parents avec lesquels elle voulait rester. Il n'y a pas place réellement au débat sur ce sujet pourtant si intime, sur cet instinct qui me semble si fondamental et constitutif, au-delà de notre humanité, de notre animalité, de notre instinct le plus primaire. Peut-on parler de propriété dans ce cas ? Seul le débat sur l'enfant unique est posé et alimenté de façon d'ailleurs très subtile et comme symbole du combat mené contre la Déclaration.
- Sur la forme, quelques coquilles sont présentes, essentiellement dans la première moitié du livre, comme si il n'y avait pas eu de relecture et, chose étonnante mais bien expliqué dans le tout dernier chapitre du livre, l'utilisation régulière du participe présent employée au féminin s'accordant au nom féminin le précédent, alors que par ailleurs l'écriture n'est absolument pas inclusive. J'ai trouvé cela d'abord déstabilisant, étonnant puis je m'y suis faite. (exemple : « Elle avait frappé vite et juste, comme déjà prête, attendante même cette éventualité »). de même j'ai été surprise par l'utilisation de « gens » au féminin (« peut-être que ces gens commentaient-elles ce que je venais de dire »). C'est un choix de la part de l'auteur qui évoque un retour à l'usage de la langue française antérieur au XVIIe siècle.
Ces bémols mis à part, bémols qui me semblent inévitables dans ce genre d'exercice de haute voltige, ce livre fleuve, lent et immersif, mais également très riche, est réjouissant. Il nous offre une vision d'un futur positif, non dénué de failles et de problématiques cependant, il réinvente un vivre ensemble serein et optimiste où l'Homme, éloigné des principes de propriété, semble avoir réussi à dompter violence, jalousie, envies incessantes de concurrence…Alors que le terme de « capitalocène » remplace de plus en plus celui d'Anthropocène pour expliquer comment nous en sommes arrivés là aujourd'hui, on aimerait y croire, on a un peu de mal cependant tant la nature humaine semble totalement pervertie…En attendant, ce livre met en valeur la belle vocation de la science-fiction : nous présenter des futurs possibles. de quoi élargir notre imaginaire et nous projeter différemment, malgré tout ! Un livre à partager, à méditer, à échanger, propice à un vaste débat sociétal !