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Critique de Charybde2


Fonctionnant beaucoup mieux que le mythique ruissellement vers les pauvres de la richesse accaparée par les nantis : celui des retombées nucléaires. Une novella choc de 1987.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/14/note-de-lecture-pleurons-sous-la-pluie-tanith-lee/

Le spectre des retombées nucléaires, des contaminations, des surmortalités et des dégâts génétiques qu'elles induisent n'a pas disparu avec les pics de la Guerre Froide et de la Destruction Mutuelle Assurée (dont l'acronyme américain si curieusement explicite, MAD, ne peut pourtant pas nous faire oublier qu'elle fut un temps la doctrine officielle valant challenge entre les deux superpuissances issues de la deuxième guerre mondiale). Tchernobyl et Fukushima demeurent dans toutes les mémoires à peu près raisonnables, les risques de prolifération militaire ne semblent hélas pas localisés uniquement dans les fictions des techno-thrillers, et même les installations civiles les plus sûres restent dans de nombreux cas à la merci de programmes de cost reduction à vue beaucoup trop courte et à l'avidité contagieuse qui sous-tend – on ne le sait que trop – de larges pans du capitalisme tardif.

L'originalité de cette novella de Tanith Lee (que l'on connaît sans doute davantage en France pour sa fantasy que pour sa science-fiction électique et rusée), novella publiée en 1987 (un an après Tchernobyl, donc) et traduite par Iawa Tate en 1988 pour l'anthologie Univers 1988 de J'ai Lu (avant d'être rééditée en février 2024 chez le Passager Clandestin), tient sans doute, sur ce thème science-fictif ayant longtemps alimenté craintes et angoisses, à tort parfois mais aussi à raison, à la fermeté et à l'ingéniosité avec lesquelles elle mêle les conséquences sanitaires à moyen et long terme de retombées nucléaires massives aux organisations sociales et politiques d'époque (et toujours très contemporaines – que l'on se rassure, si l'on ose dire) en matière de ségrégation portée par l'argent et par le pouvoir qui en découle inévitablement – poussant la logique de la gated community englobante à un degré que ne renierait sans doute pas le film « Bienvenue à Gattaca » (1997) d'Andrew Niccol, pourtant construit sur des prémisses bien différentes.

Dans « Pleurons sous la pluie », le ruissellement des nucléotides et des rayonnements fonctionne beaucoup mieux que celui, toujours fantasmé encore de nos jours, de la richesse, et atterrit bien in fine et avant tout sur les corps des moins nantis et des authentiquement pauvres, réduits à monnayer une santé forcément provisoire et devant tout à la chance (et aux écarts-types statistiques) auprès de celles et ceux qui vivent sous cloche, dans le luxe (absolu ou relatif, c'est affaire d'appréciation et de goût), en tout cas à l'abri. L'ironie subtile, la tonalité benoîtement désespérée et le sentiment de sort inéluctable – et accepté – qu'a su établir ici l'autrice britannique de « Ne mords pas le soleil » et de « La forêt électrique », pour ne citer que deux titres majeurs d'une créatrice beaucoup trop sous-estimée de nos jours, forcent l'admiration.

On devrait dire beaucoup plus souvent sur ce blog (et on tâchera de le faire dans les mois qui viennent) tout le bien que l'on pense de la collection Dyschroniques conçue il y a maintenant plus de dix ans par les éditions le Passager Clandestin (transmises en 2019 à trois jeunes éditrices sous forme de SCOP) : en rééditant ou en traduisant parfois pour la première fois en français des textes courts à forte implication sociale et politique, parus pour leur grande majorité entre 1945 et 1980, elles montrent comme bien peu, non pas le pouvoir prophétique de la science-fiction (pouvoir supposé qui n'a au fond que bien peu d'intérêt réel, lorsqu'il n'est pas simplement accidentel – l'art n'a pas nécessairement pour vocation première de se faire le substitut de la prospective ou du scenario planning lorsqu'ils sont défaillants), mais la capacité justement de ce genre littéraire particulier (dont les frontières sont heureusement plus que jamais mouvantes) à signifier l'inaction systémique que le capitalisme produit lorsqu'il n'y a pas de perspectives solides de profit à court (ou parfois à moyen) terme : sur bon nombre de thèmes, ces textes d'anticipation parfois fort sauvages ou foncièrement dramatiques, nous montrent a contrario pourquoi et comment rien ne change – ou dans le sens de la dégradation, bien entendu – là où cela devrait pourtant absolument bouger.

Que ce soit à propos d'informatique (chez le Murray Leinster de « Un logique nommé Joe » en 1946, chez le Fritz Leiber de « le pense-bête » en 1962, chez le Roger Zelazny de « le temps d'un souffle, je m'attarde » en 1966, par exemple), d'emprise délirante de l'économie (chez la Ann Warren Griffith de « Audience captive » en 1953, chez le Robert Sheckley de « La montagne sans nom » en 1955, chez le Mack Reynolds de « le mercenaire » en 1962, parmi bien d'autres) ou encore de surveillance et de répression du « subversif » (chez le Lino Aldani de « 37° centigrades », chez le Mack Reynolds de « Les gaspilleurs » – dont on vous parlera prochainement sur ce blog -, ou encore chez le Steven Saylor de « Insecticide » en 1986), ou de tant d'autres thèmes essentiels, les Dyschroniques proposent des lectures particulièrement précieuses pour mieux appréhender dans le temps long ce qui se passe ici et maintenant – et mobiliser en conséquence notre sentiment d'urgence.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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