La Peur du Loup, tome 1 : Sara

Deux hommes travaillent près de la corniche. Un troisième va les rejoindre en marchant lentement. Je ne distingue pas très bien ce qu’ils font. Les ouvriers gesticulent et se déplacent sur le toit plat d’un grand édifice du centre-ville de Montréal, visible de l’immeuble à bureaux de mon cabinet. Les travailleurs ne semblent pas incommodés par le vide qui se trouve à quelques centimètres seulement de leurs pieds. Je me demande s’ils portent des harnais ; sinon ce n’est pas très sécuritaire tout ça. Les réparations qu’ils effectuent doivent être urgentes. Ils seront certainement payés « temps double », en ce samedi d’un long week-end. Ils ne semblent pas très pressés, ils arrêtent souvent leurs manœuvres pour discuter. Je réalise soudain que je ne suis pas du tout concentrée sur mon travail. Je regarde mon ordinateur. J’en suis à la page 63.

C’est à mourir d’ennui. Un bateau vert navigue sous le pont Jacques-Cartier, laissant des sillons blancs sur le Saint-Laurent. Je regarde l’écran de mon cellulaire. Pas d’appel, pas de message. Je tourne les pages de l’interrogatoire avant défense de M. Michel Dupuis, ingénieur de sol. Au total, 147 pages. Il me reste encore 84 pages à résumer. Je prends ma calculatrice. Environ 17 pages à l’heure ; il me reste donc près de cinq heures à travailler. Je préférerais être avec ces trois hommes sur le toit. Le calfeutrage des solins est fissuré, il faut l’étanchéifier. Voilà, c’est réparé. Maintenant, messieurs, enlevez vos chemises et n’oubliez pas que vous êtes payés le double…

-Tu fréquentes des policiers?
-Oui, depuis ce soir, en fait... C'est une longue histoire, balbutié-je alors qu'un autre policier prend l'initiative de scander mon nom.
-Tu leur paies la bière?
-Oui, c'est une sorte de dette...
Vincent me regarde avec curiosité.
-C'est que je me suis fait arrêter, un peu plus tôt en soirée. C'est-à-dire que les policiers m'ont arrêter sur le trottoir, mais ils ne m'ont pas emmener au poste ou jetée en prison, quand même...
Je lis l'incompréhension et l'étonnement sur le visage de Vincent. Je me rends compte que mon explication ne fait aucun sens.
-Tu te rappelles de notre conversation, dans le taxi, lundi dernier?
-Oui... répond Vincent, ne sachant où je veux en venir.
-Tu sais, je t'ai dit que je voulais faire quelque chose de stupide?
-Oui, je me rappelle.
-Eh bien, on peut dire que c'est fait. Mais ne t'inquiète pas, ça finit quand même bien.
Le serveur me tend les pichets de bière. Il est évident que Vincent aimerait avoir des explications supplémentaires, mais la plupart des policiers scandent mon nom. Je quitte Vincent en lui adressant mon plus beau sourire et en haussant les épaules.

Je marche rapidement devant lui. Je sens mes larmes couler sur mes joues. Je suis honteuse, je déteste pleurer en public, dans la rue. J’attire le regard sympathique d’une passante. Elle pense peut-être la même chose que moi, qu’elle a horreur de pleurer en public. Elle adresse un regard accusateur à Philippe. Elle n’a pas tort. Je pleure à cause de lui et non en raison d’un grand drame comme l’annonce d’un décès ou quelque chose d’aussi terrible qui rendrait plus respectable le fait de pleurer en public.

Je sens qu’il se rapproche de moi. Je lui envoie unregard oblique chargé de tristesse. Je vois bien qu’il voudrait me parler, mais c’est impossible pour l’instant. Je ne veux pas prendre le risque de transformer mes larmes encore discrètes en chutes d’Iguazú. De toute façon, je ne sais pas quoi lui dire. Je ne sais même plus ce qui me fait autant de peine ; les images et les pensées se bousculent dans ma tête. Je me sens profondément humiliée. Et je ne me sens pas aimée, pas en équipe avec lui. Mais peut-être que ma réaction est un peu exagérée.

Malgré mes conversations imaginaires avec elles, je n’ai pas encore trouvé le courage de raconter ma mésaventure à mes amies. Je n’ai pas envie de mettre à nu, encore une fois, la fragilité de ma relation avec Philippe. Si j’en parle, je n’aurai d’autre choix que d’en arriver au constat qui s’impose de plus en plus : l’ échec.