Des livres et nous des chansons

C’est vrai qu'ils ne passent pas inaperçus dans le quartier, un maigre avec une grosse, ça se remarque : toujours en survêt’, tous les deux, avec un gosse qui sait déjà marcher mais que l’on traîne en poussette. Ils sont obligés : pas de voiture, pas de carte de transport, pas de vélo, alors ils font tout à pied. Même les courses, avec des sacs pleins à ras bord, un paquet de lessive, un pack de Coca. Et de là-bas, au fond du Vieux-Lille, ça fait loin, à pied, avec toujours un bon mètre entre les deux. Parce que la poussette. Parce que les courses. Mais pas que. Il y a aussi tous ces regards qui viennent se mettre au milieu. Le maigre, la grosse. Des regards sans gêne. Des regards vicieux. D’abord sur Hélène, ensuite sur Bastien et encore sur Hélène. C’est sur elle qu'ils s’arrêtent. Des visages entiers qui ne se privent pas, fourrent leurs yeux dans chaque pli, dans chaque forme, prennent leur part, se servent à volonté, mordent à pleines dents, ne lâchent rien, comme des chiens sur le même reste de bidoche. Des visages entiers qui te voient venir de loin, qui se retournent et te suivent, se foutent de toi ou t’évitent, des bouches béantes sur ton gros cul, des yeux qui tombent sur tes gros seins. Des visages entiers qui y mettent les doigts, lèchent l’assiette, se demandent combien tu pèses, qu'est-ce tu manges pour être comme ça. Des gueules grandes ouvertes qui te mettent à poil […] se demandent comment tu baises, comment il fait pour être avec toi.

< Extrait de "Les amourants" - Boris Lanneau

Galatée est allongée près de lui, la tête posée dans le creux de son épaule. Elle lui semble si petite, si fragile quand elle est ainsi tout contre lui. Il pose sa main sur ses longs cheveux, descend jusqu'à sa joue qu'il caresse avec tendresse. Il ne s’est rien passé entre eux et il ne se passera jamais rien. Leur amour est fait de cette prude tendresse qui empêche le charnel de s’en mêler.
- Tu as peur ? demande-t-elle d’une voix qui tremble un peu.
- Non. Et toi ?
Elle rit doucement, se presse un peu plus contre lui.
- Terriblement.
- De quoi ?
- De tout… que l’opération se passe mal, que tu ne retrouves pas la vue…
Elle reste silencieuse un long moment avant d’ajouter.
- Que tu retrouves la vue…

< Extrait de la nouvelle "Le berger" (d'après la chanson "Cyclope") - Benedict Taffin

'En attendant Lison’ n’est pas de ces librairies où chacun repart avec son livre à consommer. Un livre ici n’est en rien semblable à un quelconque de ses semblables. Son contenu, révélé par Samuel, est plus chargé de sens que celui de n’importe quel autre exemplaire. Les lecteurs, les Lisons, comme nous aimons les appeler, ne se contentent pas de s’immerger dans l’ouvrage. Ils lisent entre les lignes, ils déchiffrent les idéologies, les conflits, les mœurs dans lesquels Samuel est ancré lorsqu’il encre son œuvre. […]
- Ménie, tu sais à quel point les choses vont vite aujourd’hui. Il faut être toujours plus performant, plus rapide, pour mieux servir le monde qui vient alors nous récompenser en nous lustrant le nombril pour ne plus rien voir d’autre que lui. Un magnifique et reluisant nombril. Ne regardez pas ailleurs, surtout pas en arrière, passez à autre chose, produisez, ne réfléchissez pas. Regardez votre nombril comme il brille. C’est ce qui causera notre perte Ménie, je te le dis, cette course en avant causera notre perte.

< Extrait de "La glu" - SiJU

… Joy Division, Nick Cave, les Clash, Siouxies & the Banshees, Damned, Taxi Girl, c’était tes groupes à toi, p’tite conne, l’aristocratie punk post-punk et tout le tintouin, paraît qu’ça la pète classe maintenant… pfff, ta pétasse de Westwood là, rebelle à quatre épingles, mode de merde, bon pour les bourges friqués, récupèrent tout ces enfoirés… Et toi j’te revois, lèvres rouge pute qui tirent sur ta foutue clope coincée à la base de deux doigts… rien oublié bébé, rien… moi j’gueulais les Sex Pistols et des tas de groupes qu’avaient pas plus de nom que d’talent… tu regardais ça de haut, t’aimais pas, ah ça non t’aimais pas…

< Extrait de "Grands-pères" d'après la chanson "Grand-père") - David Pascaud

Si on lui avait promis de le remettre à nouveau debout, en parfait état de fonctionnement, il aurait accepté d’être refait à neuf avec des pièces d’occasion. Une carcasse endommagée comme la sienne n’aurait malheureusement plus beaucoup d’heures de vol au compteur. Le seul don corporel qu’on pouvait encore lui proposer résidait dans le don du corps vivant, du corps sensuel, le consentement corporel à transmettre un dernier souffle de vie et de beauté. Alors on pouvait bien donner son cœur, et pourquoi pas son cul, tout en demeurant bien vivant. Il n’avait que faire des dons de corps réfrigérés, il rêvait de douceur et de chaleur, blotti dans la rondeur d’une paume délicieusement féminine.

< Extrait de "Iren" (d'après la chanson "Rien") - Lucinda Dornier