L'Histoire de
Gil Blas de Santillane, dont la parution des quatre tomes s'échelonna entre 1715 et 1735, est un roman faussement picaresque. S'il présente bien plusieurs des caractéristiques fondamentales du roman picaresque, il s'en éloigne cependant par le fait que son personnage principal, contrairement au picaro type, réussit, après une série d'échecs, à sortir de sa condition et à s'élever dans l'échelle sociale (issu d'un rang très bas,
Gil Blas finira riche et anobli). Je ne suis pas un spécialiste, ni du genre ni de l'époque, mais je suppose que l'absence du pessimisme d'inspiration religieuse propre au véritable roman picaresque (
La Vie de Lazarillo de Tormes, 1554 ; Guzman de Alfarache, 1599 ; etc.) est due au fait que l'Histoire de
Gil Blas est un roman du siècle des Lumières. D'autre part, bien que Lesage emprunte très largement à la littérature espagnole du Siècle d'Or (qu'il connaît sur le bout des doigts pour l'avoir étudiée), il n'en reste pas moins un écrivain français, plus laïque.
L'Histoire de
Gil Blas de Santillane retrace, sous forme autobiographique, la vie de
Gil Blas, fils d'un écuyer et d'une femme de chambre pauvres et dénués de tendresse. Lancé sur les routes d'Espagne après un passage par l'université de Salamanque,
Gil Blas va voir son avenir totalement bouleversé (il rêve de devenir précepteur) après être tombé aux mains de bandits de grand chemin, dont il devient complice avant de s'évader. Tour à tour valet, médecin, intendant, à nouveau fripon à plusieurs reprises, il finira petit à petit, grâce à un bon fond et à quelques amitiés avec des petits-maîtres ou des nobles, par s'élever de manière fulgurante dans la société en devenant secrétaire et confident de deux premiers ministres successifs (avec un passage en prison entre les deux). Néanmoins, ce n'est qu'en se retirant dans une petite propriété rurale pour y cultiver l'amitié de quelques proches ou voisins et l'amour de sa famille qu'il connaîtra enfin la paix et un bonheur sans partage.
Souvent plus bringuebalé qu'acteur de sa propre vie,
Gil Blas, sans être le plus intelligent des garçons, est malgré tout un individu qui, à force d'expériences, apprend à éviter les écueils et à naviguer dans l'océan de corruption, d'avidité et d'hypocrisie qui l'entoure. D'un point de vue psychologique, c'est un personnage plus fouillé et plus évolutif que ceux que proposent habituellement les romans picaresques.
La structure itinérante du récit (une des caractéristiques de base du roman picaresque) permet à l'auteur de mettre son héros en contact avec différents milieux sociaux (en fait, avec presque tous les milieux sociaux) et de dresser un portrait hautement satirique de l'ensemble de la société : du roi aux domestiques en passant par les ducs, les archevêques, les comédiens, les auteurs, les muletiers ou les médecins, personne, homme ou femme, n'échappe ainsi à la plume particulièrement corrosive de Lesage (on dit d'ailleurs qu'il a placé l'action de son roman en Espagne afin de pouvoir mieux critiquer la France et ses puissants sans risquer le cachot).
En résumé, L'Histoire de
Gil Blas de Santillane est un roman vif, pétillant, impertinent, énergique, fantaisiste, intense, rebondissant, dense et, ce qui ne gâte rien, facile à lire (la longueur du roman est contrebalancée par la relative brièveté des chapitres). Dit autrement, c'est un élixir de gaîté sous forme d'un livre.