Citations sur Si c'est un homme (777)
Aujourd’hui pourtant, les flaques éternelles où tremble un reflet irisé de pétrole renvoient l’image d’un ciel serein. Les canalisations, les poutrelles, les chaudières, encore froides du gel nocturne, dégouttent de rosée. De la terre fraîche des déblais, des tas de charbon et des blocs de ciment, l’humidité de l’hiver s’exhale en un léger brouillard.
Aujourd’hui, c’est une bonne journée. Nous regardons autour de nous comme des aveugles qui recouvrent la vie, et nous nous entre-regardons. Nous ne nous étions jamais vus au soleil : quelqu’un sourit. Si seulement nous n’avions pas faim !
Il a compris ; il se lève, s’approche de moi et, timidement, me serre dans ses bras. L’aventure est terminée, et je me sens plein d’une tristesse sereine qui est presque de la joie. Je n’ai jamais plus revu Schlome, mais je n’ai pas oublié son visage d’enfant, grave et doux, qui m’a accueilli sur le seuil de la maison des morts.
Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même.
En un instant, dans une intuition prophétique, la réalité nous apparait : nous avons touché le fond. Il est impossible d'aller plus bas : il n’existe pas, il n'est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. lls nous enlèveront jusqu'à notre nom : et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste.
Le sentiment de notre existence dépend pour une bonne part du regard que les autres portent sur nous : aussi peut-on qualifier de non humaine l'expérience où l'homme a été un objet aux yeux de l'homme.
Nous appartenions à un monde de morts et de larves. La dernière trace de civilisation avait disparu autour de nous et en nous. L’œuvre entreprise par les Allemands triomphants avait été portée à terme par les Allemands vaincus : ils avaient bel et bien fait de nous des bêtes.
La conviction que la vie a un but est profondément ancrée dans chaque fibre de l'homme, elle tient à la nature humaine. Les hommes libres donnent à ce but bien des noms différents, et s'interrogent inlassablement sur sa définition : mais pour nous la question est plus simple.
Ici et maintenant, notre but, c'est d'arriver au printemps.
Mais l'homme qui sort du K.B, nu et presque toujours insuffisamment rétabli, se sent précipité dans la nuit et le froid de l'espace sidéral. Son pantalon tombe, ses souliers lui font mal, sa chemise n'a pas de boutons. Il cherche un contact humain et ne trouve que des dos tournés. Il est aussi vulnérable et désarmé qu'un nouveau-né, et pourtant il devra le matin même marcher au travail.
Un jour commence, pareil aux autres jours, si long qu'on ne peut raisonnablement en concevoir la fin, tant il y'a de froid ,de faim et de fatigue qui nous en séparent.
J’avais été fait prisonnier par la Milice fasciste le 13 décembre 1943.