Il lève sa tête. Me regarde. Et quelque chose en moi éclate. Chaque vertèbre, chaque articulation, les deux rotules, les deux hanches. Je suis une pile d'os sur le plancher et personne ne sait cela sauf moi. Je suis un squelette brisé avec un coeur battant.
Je suis un sablier.
Mes dix-sept années dégringolent comme un château de sable qui m’ensevelit à l’intérieur. Mes jambes en sont remplies et soudées l’une à l’autre, mon esprit déborde des mille et un grains de mes indécisions, de tous les choix que je n’ai pas faits et qui s’impatientent à mesure que le temps s’écoule de mon corps. La petite aiguille d’une pendule me tapote… un et deux, trois et quatre, me chuchote bonjour, lève-toi, debout, il est temps de te réveiller.
— Réveille-toi, murmure-t-il.
Le temps de reprendre mon souffle et je suis réveillée mais pas levée, surprise mais pas effrayée, et je plonge plus ou moins le regard dans ces yeux verts au comble du désespoir qui semblent en savoir trop, trop bien. Aaron Warner Anderson est penché au-dessus de moi, ses yeux inquiets m’examinent, sa main reste en suspens comme s’il était sur le point de me toucher.
Il s’écarte en sursaut.
Il me contemple sans ciller, haletant.
— Bonjour… dis-je, vaguement hésitante.
Je ne suis pas sûre de ma voix, de l’heure et du jour, de ces mots qui s’échappent de mes lèvres et de ce corps qui me possède.
Je remarque qu’il porte une chemise blanche à col boutonné, à moitié rentrée dans son pantalon noir bizarrement pas froissé. Les manches sont retroussées au-dessus du coude.
Son sourire a l’air de le faire souffrir.
"Je préférerais être morte", lui dis-je, m'avançant petit à petit de sa main allongée, "que de replonger dans le silence et dans la suffocation".
- He, hum... Je suis navré de vous déranger, mais je suis à la recherche d'une amie à moi, dit-il. L'auriez vous vu ? C'est une petite chose minuscule, qui pleure beaucoup, qui passe trop de temps avec ses sentiments...
- Tais-toi, Kenji !
- Oh, attends ! dit-il. C'est vraiment toi.
J’ignore où tout cela nous mènera. On est des heures et des minutes qui tentent de saisir la même seconde ; on gravite ensemble, main dans la main vers des jours nouveaux et la promesse d’un avenir meilleur.
Mais si on connaitra l’avenir et qu’on connait le passé, on ne connaitra jamais le présent. Cet instant et le suivant, et même celui qui aurait dû suivre ne sont plus là, sont déjà écoulés, et il ne nous reste plus que ces deux corps épuisés, unique preuve qu’on a traversé le temps et qu’on y a survécu.
Mais ça vaudra le détour, au final.
De se battre pour toute une vie jalonnée de ces instants précieux.
Peut-être qu'on est tous les deux tombés amoureux de l'illusion d'un amour.
Ses mains entourent mes joues et il recule un peu pour me regarder dans les yeux et sa poitrine se soulève et il dit :" Je pense que mon cœur va exploser...", et j'aimerais, plus que tout, savoir comment immortaliser ces moments pour les revivre à jamais.
-Lui et moi, on aurait fini comme de l'eau stagnante.
-Commet ça
-De l'eau qui ne bouge jamais, je lui explique. C'est sympa un moment. Tu peux te désaltérer et ça te permet de survivre. Mais si elle stagne trop, elle devient vite toxique.
J'ai besoin de vagues. J'ai besoin de cascades. De torrents qui déferlent.
Reviens à a vie, mon cœur. Je serai là quand tu te réveilleras.
Aucun pistolet, aucune épée, aucune arme, aucun souverain, n’auront jamais plus de pouvoir qu’une simple phrase. Les épées peuvent blesser et tuer, mais les mots vous poignardent et s’enfoncent dans la plaie, s’incrustent dans votre corps pour devenir des cadavres qu’on trimballera avec nous plus tard, tout en essayant de creuser et d’arracher leur squelette qui se cramponne à votre chair.