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Citations sur Histoire de la grande maison (11)

Il doit avoir des tantes, des grands-tantes un peu partout dans le quartier, chez qui il pourrait s'arrêter pour manger du pain chaud. Mais il ne s'arrête pas, il marche entre les traverses, il fanfaronne sûrement car il plaît aux femmes et il le sait. Ou plutôt ce n'est pas lui qui fanfaronne. Il laisse ses moustaches et son tarbouche fanfaronner pour lui. Lui il a l'oeil sombre, et ce regard singulier qui semble toujours effleurer le bord supérieur des choses. Il porte une canne qui lui donne un supplément d'allure. Ce n'est pas la canne en bois d'ébène avec l'anneau d'or aux initiales de son père. Celle-ci, il la garde pour les occasions ou le dimanche, elle est debout dans un coin de l'armoire normande, dans sa chambre à coucher. Et c'est curieux, voilà que cette armoire me permet de pénétrer chez lui, d'imaginer un peu la maison d'avant, quoiqu'il me sera toujours très difficile de croire qu'il ait pu habiter ailleurs que dans la Grande Maison qu'il fondera à Ayn Chir. Je vois soudain un jardin, avec des néfliers et un citronnier, trois marches, un perron surélevé, et à l'intérieur un sol en tomettes aux motifs en arabesques, des pièces ouvertes les unes sur les autres, où circulent aisément l'air doux du printemps, les parfums des arbres, l'odeur de laurier qui embaume les vêtements rangés dans les armoires, mais aussi les bruits simples de la vie domestique, la voix de son frère cadet qui chantonne en s'habillant dans une pièce voisine avant de sortir pour aller à son bureau, disons à Khan Antoun Bey, ou celle de sa mère qui reçoit ses cousines et ses belles-soeurs de bon matin et s'installe avec elles dans des fauteuils sur le perron, sa mère qui figure elle aussi sur une photo de Bonfils, lointaine et rêveuse dans sa robe à corset, si rigide et si hiératique que je parviendrai toujours difficilement à l'imaginer autrement qu'en habit victorien, presque aussi irréelle, désincarnée et majestueuse que les reines anciennes sous leur masque mortuaire. Et puis, je vois aussi cette armoire normande devant laquelle il se poste tous les matins avant de sortir, dont il ouvre un battant pour se juger dans la glace un peu terne. Il juge son pantalon, son veston, son faux col, lisse sa moustache, ajuste son tarbouche, plante un regard dans son propre regard trop sombre avant d'ouvrir l'autre battant, sur lequel il y a aussi une glace, et de voir soudain, dans les deux miroirs qui se font face, son image se refléter à l'infini. J'aime à penser qu'il s'amuse tous les matins à cette démultiplication de lui-même avant de sortir égrener dans la marche sa présence au monde.
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Et puis il y a à côté de tout ça le tissu des mille sensations de la vie et des jours, la palette infinie des menus plaisirs et des émotions de tous les instants, l'air qui a une odeur de pomme le matin, les frondaisons épaisses des arbres à la tombée du jour qui s'enfoncent dans l'obscurité tandis que la lumière s'accroche aux fruits et fait briller dans les feuillages des milliers de petits soleils couchants, la folle exaltation du parfum des fleurs d'oranger au printemps et puis le moment où il devient soudain plus sucré et plus écoeurant, le brasier bleu des jacarandas et le sang des flamboyants au mois de mai, le formidable tintamarre des cigales dans la Forêt de Pins, le ciel d'automne lavé des fades blancheurs de l'été, la neige en 1920 comme vingt ans auparavant et il y en a sur les pins, sur les mûriers, et pendant trois jours les oranges sont toutes couvertes d'un bonnet de nuit et les enfants ont des moufles. Et puis, accompagnant le cycle des saisons et ses éternelles et épuisantes beautés, il y a tout le reste, les filles qui jouent à la marelle, le bruit du buggy qui revient, les Bédouins qui apportent du lait à l'aube, Gérios qui est fier de ses courges, Hélène qui se lève et appelle une de ses filles depuis le balcon où elle est assise avec une de ses cousines, une automobile qui passe sur la route, un âne qui proteste, et puis aussi sans fin des portes qui claquent, des courants d'air qui vont et qui viennent et des éclats de voix joyeux qui sont ceux de l'un ou l'autre des enfants qui se disent des choses que l'on ne comprend pas.
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Les moustaches frémissent, les yeux s'assombrissent, les chevaux font du sur-place et tournoient imperceptiblement sur eux-mêmes. Albe et Rome sont au bord de la guerre sans savoir qu'elles seront un jour Albe et Rome. Le moindre geste malencontreux, une main glissant trop brusquement sur une hanche, un torse se soulevant trop soudainement, et ce serait un massacre, un bain de sang que toute l'eau du Jourdain, du Lycus et du Chien ne pourrait suffire à laver et tout cela pendant que précisément, dans le domaine, dans la Petite Maison, dans la chambre à coucher, Hélène Callas vient de poser son pied nu dans l'eau de la bassine en émail bleu tandis que le curé se baisse, prend de l'eau de ce petit Jourdain dans une écuelle et la lui reverse sur la tête, une fois, deux fois, trois fois, si bien qu'Hélène a bientôt la robe blanche toute dégoulinante et les cheveux collés contre le front et le cou. Mais alors que Mitri Chéhadé s'apprête à saisir son pistolet et que Ramez Chahine empoigne le couteau qu'il a contre la hanche, Camille est l'objet d'une grâce inespérée. Quelque chose en lui soudain cède, toute la fatuité, le caractère tête brulée, la désinvolture excessive du mâle, tout ça d'un seul coup tombe comme les écailles des yeux du païen et Camille, d'un seul coup, voit, il se voit comme devant un miroir où il surprend son image qu'il ne reconnaît absolument pas. Il se voit dans cette mêlée absurde, il prend conscience qu'il en est le responsable principal et que ce n'est pas l'honneur des Callas qu'il s'apprête à défendre, mais l'entêtement tyrannique de son père et qu'en faisant cela, il est en train de briser stupidement le bonheur que sa sœur s'est choisi, de lui ôter, aussi, une chance unique de mariage, tout ça pour faire plaisir à son despote de père qui s'est juré de garder pour lui ses filles, son Saturne de père prêt à dévorer ses enfants plutôt que de les voir l'abandonner et alors, dans cet instant si bref qu'il ne suffit pas à Ramez Chahine pour empoigner son poignard, ni à Mitri Chéhadé pour refermer sa main sur la crosse de son revolver, dans cet instant Camille Callas choisit sa sœur contre son père et il recule devant Baz Baz, bouscule Ramez Chahine qui lâche son couteau et voici Baz Baz qui traverse le cordon, bientôt suivi par Mitri Chéhadé à qui Ramez Chahine ne peut que céder le passage, puis par Costa Zreiq à qui Sakr Chehab n'oppose plus aucune résistance et finalement les cavaliers du Kesrouane ouvrent complètement le passage et il devient clair que la guerre de Troie n'aura pas lieu.

Pages 132/132 - Il y a comme cela des passages que je trouve "magiques"
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Après la fin de non-recevoir du chef du village, Wakim tombe la veste, mobilise ses garçons, se fait aider des fils Batal et Hayek, et on refait le toit en une semaine, avec toutes les difficultés logistiques possibles- refus des habitants de prêter des instruments (on les invente en détournant d'autres de leur fonction), impossibilité de couper du bois pour les piliers et le soutènement (on en emploie de vieux et on utilise ceux ceux d'autres maisons abandonnées) -, après quoi on aide les Hayek pour leur mur et les Batal pour je ne quoi et tout va bien jusqu'au jour où arrivent les gendarmes pour le contrôle. D'après le récit le plus courant chez les Nassar, un mouchard du village attire leur attention et les voilà qui viennent en inspection, constatent les réparations et déclarent que c'est interdit.
- Vous n'avez pas à rebâtir les maisons des traîtres arméniens, déclare le chawich.
- L'hiver arrive, répond Wakim. Comment on fait, avec la pluie et la neige ?
- On se débrouille mais on ne reconstruit pas les maisons des traîtres, insiste le gars.
Et Wakim comprend de quoi il s'agit, disparaît et revient avec une magidié. Mais avant de la donner il hésite un instant, car en y repensant je me dis que ces gendarmes-là n'en sont pas réellement, ce sont les supplétifs de l'armée qui furent employés à l'extermination des Arméniens, des hommes brutaux et sans scrupule. Leur glisser une magidié pourrait bien constituer un acte humiliant et donc fatal.
Wakim hésite un instant et finit par sauter le pas, et je me suis souvent demandé s'il n'aurait pas été plus simple pour les supplétifs de faire fouiller les bannis et d'emporter tout leur argent une fois pour toutes. Mais dans ce cas l'argent aurait été considéré comme "confisqué" et donc restitué au Trésor ottoman, alors que comme ça il va dans la poche des gendarmes. Et il y va allègrement car, après voir fait la même inspection chez les Batal et les Hayek, les gendarmes reviennent la faire tous les mois, et reçoivent ainsi un véritable salaire pour cette seule affaire de toit réparé, après quoi ils feront payer aux bannis le droit d'avoir du bois pour le feu en hiver, des figues en automne ou de l'eau à n'importe quel moment de l'année, sans compter la location d'un lopin de terre ou la vente des couvertures en laine pour l'hiver, des couvertures destinées à l'origine à être distribuées. Ils monnaieront même la distribution des lettres qui arrivent du Liban....
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Mais je dirai que l'échec de cette alliance explosive entre Jamal Pacha et la France devient patent à partir du début de 1916, date du début des persécutions contre les amis de la France au Liban et en Syrie. Il semble donc plausible de voir dans ces persécutions une réaction violente du Généralissime au refus français de ses avances. En avril, sa police découvre dans les anciens locaux du consulat de France les fameux "papiers secrets" dans lesquels des patriotes libanais réclament l'appui des Français contre les Turcs. Début mai, seize de ces patriotes sont arrêtés et pendus. A partir de là, tout ce qui a ou a eu le moindre rapport avec la France ou avec les Français devient suspect et la situation de Wakim Nassar commence à changer. Avec sa famille, le zaïm de Ayn Chir passe alors du côté des réprouvés et des indésirables.

Page 206/207
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Le lendemain, à l'aube, avant même l'arrivée de Gérios, il se promène entre les arbres à la recherche des premières fleurs. Mais il n'en trouve pas une seule. Pourtant, le soir, et tous les autres soirs, le parfum est là, fugace, rare, précieux, levé par la brise, le surprenant juste au moment où il renonce à le sentir. Et un soir, alors que quelques fermiers qui veillaient chez lui sont sur le perron et s'apprêtent à partir, l'odeur suave et douce s'impose à chacun indubitablement, non pas passagère, libérée soudain par un petit vent, mais bien là, présente dans l'air de la nuit comme si elle en était l'essence même. Le lendemain de ce jour, Wakim découvre les premières fleurs, cachées derrière les feuilles encore jeunes et qui dansent dans la brise matinale.
Sélim et Gérios en découvrent d'autres, il y en a bientôt à tous les coins des vergers et au bout d'une semaine, la plantation paraît comme enneigée à perte de vue en plein milieu du printemps.

Page 92 - Une orangeraie
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La distance entre Marsad et Ayn Chir est d'environ trois kilomètres, dont une partie est constituée par la Forêt des pins, qui marque aussi la frontière entre le vilayet de Beyrouth et le gouvernorat du Mont-Liban. Cette forêt fut plantée, paraît-il, à l'époque des premiers émirs de la Montagne pour empêcher les dunes du bord de mer de ramper vers les terres cultivées de l'intérieur, ces terres qui n'étaient autres que les oliveraies de Ayn Chir. Je ne sais si Ayn Chir est mentionnée dans les vieilles chroniques guerrières du Moyen Age, celles des croisades ou celles du règne des émirs, mais il est certain que ses oliviers noueux et au troncs creux devaient déjà porter au temps de Wakim les stigmates d'un très grand âge. Les mûriers, eux, vinrent plus tardivement, c'est-à-dire aux alentours de 1850, conformément au recyclage général de l'économie du Mont-Liban, qui s'introduisit ambitieusement dans le circuit économique mondial en produisant de la soie pour les manufactures lyonnaises. A ce moment, Ayn Chir n'est pas même un village, et ne le sera d'ailleurs jamais, mais une terre de grandes plantations, parsemée de-ci de-là de fermes isolées, pour la plupart maronites. Les chiites se sont installés à la périphérie, en bordure des dunes dont ils ont apprivoisé les terres mouvantes, et on les rencontre assez peu sur la route qui passe au milieu des vergers et des potagers. Le jour, cette route est assez fréquentée parce qu'elle est la seule qui conduit de Beyrouth à Sayda. La nuit, les hyènes venues des dunes s'en approchent dangereusement, ainsi que des maisons, et il n'est pas rare qu'on entende dans l'obscurité sonore la détonation sèche d'un fusil.
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Il reprend sa marche et n'a pas fait trois pas qu'une imperceptible brise se lève, comme si elle lui parlait, comme si elle cherchait à le retenir, à la manière d'un enfant joueur qui se démasque lorsque vous feignez de cesser de vouloir découvrir sa cachette, et il sent à nouveau le parfum des fleurs.
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Chacun l'imite, porte à sa bouche la pulpe sapide, et c'est alors une révolution de palais qui se produit, une acidité se dégage, aussitôt équilibrée par une note sucrée avec, ensuite, la lente exhalaison de quelque chose de musqué, bref, une chose assez stupéfiante et dont on peut jouir à l'aise, sans le désagrément du pépin qui, dans l'orange ou la mandarine, serait venu libérer une amertume à tout gâcher.
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Il fait le galant, l'homme délicat qui ne veut pas embarrasser, mais il sait placer les mots qui font rêver les femmes, après quoi il les laisse rêveuses, n'insiste plus, se laisse dévorer discrètement des yeux, s'en va en refaisant un baisemain, et c'est comme le vin, il laisse bonifier, une fois, deux fois ou plus selon le cru, et lorsqu'il estime que c'est bon, que c'est dégustable, il sort le grand jeu, il fait des compliments appuyés, il pose des questions sur des sujets qui l'ennuient mais dont il sait qu'ils le servent, propose de raccompagner, de se retrouver pour une promenade sur la corniche, et après ça il déguste.
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