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Citations sur Correspondance complète (1862-1871) - Lettres sur la po.. (30)

À Frédéric Mistral

Dimanche, 31 Décembre 1865

Mon cher Mistral,
Voici une triste année pour moi, puisque je ne vous ai pas vu. Il en est toujours ainsi : vous ayant connu, et sachant que vous habitez un des diamants de la voie lactée, j'inventerais des ailes insensées pour vous y rejoindre : quarante lieues nous séparent, et je ne trouve pas le moyen de vous presser la main. Laissez-moi vous promettre, j'aime les vœux qui me lient, en commençant cette nouvelle année, que nous nous rencontrerons, n'importe comment, n'importe où. Cette heure sera divine pour moi, car, alors, j'aurai lu votre poème splendide, (dont l'attente me désespère,) et, de mon côté, je vous offrirai sans doute un des premiers exemplaires de l'Hérodiade, œuvre de mes nuits ravies.

Vous aviez raison, le spleen m'a presque déserté, et ma poésie s'est élevée sur ses débris, enrichie de ses teintes cruelles et solitaires, mais lumineuse. L'Impuissance est vaincue, et mon âme se meut avec liberté. Merci de votre amicale prophétie, d'elle est née, sans doute, cette résurrection.

J'ai, de plus, des heures terrestres qui sont charmantes, près de ma jolie Geneviève qui marche seule, dans une maison penchée sur ce Rhône bien-aimé dont vous me recommandiez il y a un an l'influence.

Mais qu'un jour il me mène encore à Avignon, et je n'y serai pas longtemps sans aller à Maïanes [sic] vous remercier de la sympathie inconnue qui nous mêle, ce bon fleuve et moi. En effet, je ne fais plus un poème sans qu'il y coule une rêverie aquatique.

J'oublie, cependant, le sujet de ma lettre, qui est de vous dire mes vœux de belle et heureuse année. Je ne les détaille pas, vous avez un cœur qui supplée à l'absence des paroles ! Recevez-les donc.

d'un de vos meilleurs amis,

STÉPHANE MALLARMÉ

à Tournon.
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j'ai pu, levé tôt, travailler plusieurs heures chaque matin ; mais le soir, je n'étais pas long, après des journées ingrates, à m'endormir sur un livre de vers ; une promenade de Pan automnal, au crépuscule ; et tu sais mes journées. L'heure de famille, celle à laquelle on remettait de t'écrire parce qu'on ne parlait que de toi, était le souper, dans la petite salle à manger, qu'une grave horloge dont tu connus la gaine, rend sérieuse. A la faveur de son timbre conventuel, je te dirai un seul mot de mon travail que je te porterai l'été prochain : c'est un conte, par lequel je veux terrasser le vieux monstre de l'Impuissance, son sujet du reste, afin de me cloîtrer dans mon grand labeur déjà réétudié..
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Tantôt ergotant sur les deux termes extrêmes, j'essaie, pour te détacher un peu de moi et te voir, de comparer ta vie que visite la Notion Négative à la Croyance, où se complait maintenant mon esprit, revenu, mais auquel se refuse la vie, précisément ; et je souris à la différence. En effet, ce sera par cette dernière que je succomberai peut-être : j'avais passé un hiver très curieux, édifiant ma pensée par de beaux retours au rêve, d'un côté ; par ce long prélude si attrayant de l'étude d'une science (Bour a dû te parler de mes projets de Linguistique) et voici qu'un accident, ma pauvre Marie malade, lequel me tire inopinément de mon abstraction nécessaire et de cette architecture factice de mes facultés si industrieusement agencée, me replonge dans le désordre et la totale nullité. Je vais recommencer..
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une fenêtre nocturne ouverte, les deux volets attachés ; une chambre avec personne dedans, malgré l'air stable que présentent les volets attachés, et dans une nuit faite d'absence et d'interrogation, sans meubles, sinon l'ébauche plausible de vagues consoles, un cadre, belliqueux et agonisant, de miroir suspendu au fond, avec sa réflexion, stellaire et incompréhensible de la grande Ourse, qui relie au ciel seul ce logis abandonné du monde
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À Théodore Aubanel

Au collège de Tournon
Samedi matin
(28 juillet 1866).


Mon bon Théodore,
Je n'ai pu trouver encore une minute pour te dire le mot énigmatique de ma lettre, et je n'aime pas rester un logogriphe pour mes amis tels que toi, bien que j'emploie volontiers ce moyen de forcer les autres à penser à moi.

(Il paraît que j'avais oublié d'éclairer la lanterne ? — celle où je me pendais autrefois [1] !) J'ai voulu te dire simplement que je venais de jeter le plan de mon Œuvre entier, après avoir trouvé la clef de moi-même, — clef de voûte, ou centre, si tu veux, pour ne pas nous brouiller de métaphores, — centre de moi-même [2], où je me tiens comme une araignée sacrée, sur les principaux fils déjà sortis de mon esprit, et à l'aide desquels je tisserai aux points de rencontre de merveilleuses dentelles, que je devine, et qui existent déjà dans le sein de la Beauté.

... Que je prévois qu'il me faudra vingt ans pour les cinq livres dont se composera l'Œuvre, et que j'attendrai, ne lisant qu'à mes amis comme toi, des fragments, — et me moquant de la gloire comme d'une niaiserie usée. Qu'est une immortalité relative, et se passant souvent dans l'esprit d'imbéciles, à côté de la joie de contempler l'Éternité, et d'en jouir, vivant, en soi ?

Je te parlerai de tout cela, et te montrerai quelques spécimens d'ébauches, si je puis aller à Avignon, après avoir lu ton drame !

En attendant, je t'aime de tout mon cœur ; Marie et moi, et Geneviève, aimons Madame Aubanel, et embrassons Jean de la Croix. Quant à Grivolas, je ne l'embrasse pas. Épouvante ce scélérat par le récit que tu lui feras de ses propres crimes, et sois l'Incarnation de ses Remords.

Amitiés aux Brunet.

Ton

STÉPHANE M.

Voir le dernier vers du « Guignon »
« De moi-même » corrige « de mon œuvre ».
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Avignon, 8, Portail-Mathéron,

dimanche 4 septembre 1870.

Mon cher ami,

Je suis honteux de l'aventure du journal et je voulais, il y a déjà quelques jours,
t'expliquer cette énigme.
Repris par le travail, immédiatement Villiers parti, j'ai cessé ma course au kiosque qui
défaisait ma séance du matin, et, tout étant contradictoire dans les feuilles, m'en suis
tenu an, dépêches.
J'avoue que la lecture de celle de ce matin, que tu connais à cette heure-ci, n'est-ce pas?
(40.000 Français prisonniers, l'empereur du nombre, et Mac-Mahon grièvement blessé)
a été sévère. Il y a dans l'atmosphère d'aujourd'hui une dose inconnue de malheur et
d'insanité.
Et tout cela, déjà, parce qu'une poignée de niais, il y a cinq semaines, s'est dite insultée
et a méconnu l'histoire moderne qui subsiste d'autre chose que de ces vieilleries
puériles. Je n'ai jamais si complètement détesté la Niaiserie.
Mais rien de ceci dans ce billet. Je te serre la main et, sans l'intention de te faire sourire,
je place sous cette enveloppe une série de timbres qui nous arrivent d'un bureau de tabac
à Arles Je ne sais si tu te souviens d'une somme équivalente que tu m'as prêtée lors de
ma dernière visite.
An revoir, amitiés de mon entourage. Ton
Stéphane M.
1. Mallarmé réexpédiait sans doute à Mistral les journaux d'Avignon.
2. Villiers avait prolongé de quelques jours son séjour à Avignon pour y voir sa tante, Gabrielle Villiers
de L'Isle-Adam, religieuse au Sacré-Cœur.
3. La bataille de Sedan avait eu lieu le 1er septembre.
4. Quinze jours plus tôt, Mallarmé avait reçu de Cazalis une lettre particulièrement amère : — Mon cher
enfant, où allons-nous? Je n'ai pas encore mon ordre de départ. Lefébure que j'ai été embrasser hier sera
réformé pour sa vue, il l'espère du moins. J'ai vu Mendès avant-hier, qui m'a longuement parlé de toi, de
vous et il a été ravi de votre hospitalité. Je suis triste qu'aux os : cette guerre est horrible à force d'être
absurde. Puis cette canaille de Paris qui ce soir peut-être va se soulever, tout cela est hideux, fait mal à la
pensée comme un mauvais rêve, comme un charivari dans une rue de province , comme une cacophonie
de vers sans rimes ni raison, comme La Marseillaise chantée par Thérésa. Comment rêver encore quand
tous ces voyous gueulent, pouah! J'ai des envies de vomir et, si je croyais dans l'âme immortelle, je
mourrais volontiers, Mais quitter ses amis, les vieux livres, les statues (les vers de terre sont de si mauvais
artistes) ne plus rêver , ne plus aimer, ne plus caresser de belles femmes, crois-le cela m'ennuierait
effroyablement. Enfin, je ferai ce qu'il faudra faire ; mais si le destin est l'auteur
de tout cela, ah! le pitoyable et le ridicule musicien!
Du début d'octobre, Triel à Aviation, pour Mallarmé, ce message de guerre signé Lefébure: — Un mot
seulement pour vous dire que je ne suis pas mort, que je porte bien, que je ne repose, et que nous sommes au milieu des compatriotes de Marie dont l'unique soldat s'est si effroyablement multiplié. C'est fort
triste...
Une cacophonie de vers sans rimes ni raison, belle anticipation!
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À Eugène Lefébure

Samedi [18 février 1865[1]]
et jours suivants.

Mon bon ami,
J'ai beaucoup pensé à vous ces derniers jours, au lit, où me retenait une vilaine toux compliquée d'un ennui vulgaire et sale. J'allais presque vous écrire quand j'ai reçu votre lettre. Je commence par y répondre, afin de causer un peu, et de vous dire enfin comme j'ai goûté vos vers.

Comment vous avez eu une telle tristesse ? Votre femme avait-elle été imprudente, s'était-elle fatiguée ? Un geste violent, un mouvement mal mené suffisent parfois à occasionner de tels malheurs. Enfin, je vois que vous n'êtes plus tourmenté, et que votre chère malade peut voyager de son lit à votre fauteuil, je me rassure. Mais, cependant, agissez sagement afin d'éviter les suites...

Ici, à part moi, tout le monde va bien. Ma Marie est toujours faible cependant, et, avec la dureté allemande de sa tête, n'a pas consenti à garder le lit assez longtemps après la naissance de Geneviève, ce dont elle se ressent par minutes. Ma fille est un merveilleux poupon qui fait les délices des commères du voisinage. Elle est fort intelligente et déclare, à grands cris, qu'elle ne lira décidément par les deux Reines de Monsieur Legouvé[2].

― Les Élévations[3] me semblent détestables : la pensée, lâche, se distend en lieux communs, et, quant à la forme, je vois des mots, des mots, mis souvent au hasard, sinistre s'y pouvant remplacer par lugubre, et lugubre par tragique, sans que le sens du vers change. On ne ressent à cette lecture aucune sensation neuve. Le rythme est très-habilement manié, voilà ce qui rachète tant de grisaille, et de bavardage, ― et encore ?

Vous me direz que je maltraite un ami ? Non, des Essarts est un des rares êtres que j'aime beaucoup, seulement, par un très grand malheur, je ne puis souffrir sa poésie qui dément tout ce que je pense de cet Art.

Pour vous remettre de ces pages écœurantes, je vous envoie un drame en prose pour lequel le théâtre serait trop banal, mais qui vous apparaîtra dans toute sa divine beauté, si vous le lisez sous la clarté solitaire de votre lampe, Elën[4], par mon ami Villiers de l'Isle-Adam.

La conception est aussi grandiose que l'eût rêvée Goethe ; c'est l'histoire éternelle de l'Homme et de la Femme. Les personnages y sont incomparables, depuis Samuel Wissler, ce grand philosophe qui se donne la peine d'avoir du génie quand il parle, et n'est pas le grand homme de parade qu'on a inventé pour les drames, jusqu'à cette fatale Elën ; et Tanuccio, perfide comme la lune Italienne, et Madame de Walburg « l'obscure fierté de ses regards ne laisse jamais transparaître la fête lugubre de son cœur » ― phrase étonnante ! et cet amant humain, Andréas de Rosenthal !

Vous y trouverez des scènes inouïes ; je n'en sais pas de plus belle que celle de ce souvenir des heures d'amour approfondi par l'opium bu par mégarde, la seconde de l'acte troisième. Et quant aux dernières heures elles égalent la scène du cimetière d'Hamlet.

Je ne dis rien du style. Vous ressentirez une sensation à chacun des mots, comme en lisant Baudelaire. Il n'y a pas là une syllabe qui n'ait été pesée pendant une nuit de rêverie. Depuis trois ans, du reste, Villiers préparait cette œuvre.

En un mot, la pensée, le sentiment de l'Art, les désirs voluptueux de l'esprit (même le plus blasé) ont là une fête magnifique. Dégustez goutte à goutte ce précieux flacon.

J'attends avec une vraie impatience votre appréciation.

― Merci du détail que vous me donnez [5], au sujet d'Hérodiade, mais je ne m'en sers pas. La plus belle page de mon œuvre sera celle qui contiendra que ce nom divin Hérodiade[6]. Le peu d'inspiration que j'ai eu, je le dois à ce nom, et je crois que si mon héroïne s'était appelée Salomé, j'eusse inventé ce mot sombre, et rouge comme une grenade ouverte[7], Hérodiade. Du reste, je tiens à en faire un être purement rêvé et absolument indépendant de l'histoire. Vous me comprenez. Je n'invoque même pas tous les tableaux des élèves de Vinci et de tous les florentins qui ont eu cette maîtresse et l'ont appelée comme moi.

Mais ferai-je jamais ma tragédie, mon triste cerveau est incapable de toute application, et ressemble aux ruisseaux balayés par les portières. Je suis un lâche, ou peut-être un malheureux abruti et éteint, qui retrouve parfois une lueur, mais ne sait resplendir pendant huit cents vers[8].

― Merci encore pour vos articles de Taine. Je ne les ai pas lus. Ce que je reproche à Taine, c'est de prétendre qu'un artiste n'est que l'homme porté à sa suprême puissance, tandis que je crois, moi, qu'on peut parfaitement avoir un tempérament humain très distinct du tempérament littéraire. Cela me fait porter sur lui un jugement contraire au vôtre : je trouve que Taine ne voit que l'impression comme source des œuvres d'art, et pas assez la réflexion[9]. Devant le papier, l'artiste se fait[10]. Il ne croit pas par exemple qu'un écrivain puisse entièrement changer sa manière, ce qui est faux, je l'ai observé sur moi. Enfant, au collège, je faisais des narrations de vingt pages, et j'étais renommé pour ne savoir pas m'arrêter. Or, depuis, n'ai-je pas au contraire exagéré plutôt l'amour de la condensation ? J'avais une prolixité violente et une enthousiaste diffusion, écrivant tout du premier jet, bien entendu, et croyant à l'effusion, en style. Qu'y a-t-il de plus différent que l'écolier d'alors, vrai et primesautier, avec le littérateur d'à présent, qui a horreur d'une chose dire sans être arrangée ?

― Mais, parlons de vous.

Quelles chères heures j'ai passées hier vos vers en main, respirant ce parfum léger de rose un peu fanée qu'ils émanent, sentant en moi le frisson des peupliers jaunes, et, par instants, ces atroces blessures qui ressemblent aux soudaines épées cassées que l'on q dans l'épine dorsale, et qui disparaissent avant que la rage soit montée aux yeux. Par exemple ce dernier vers, de cette pièce inouïe « A ma fenêtre »


Le désir irrité se tord comme un serpent.

Cet autre :


Ô mon Dieu ! la Mort m'entre au flanc....

Vous les connaissez.

Mes poèmes chéris sont, avant tous : Les Paradis, AU BORD DE LA MER, Ciel d'Hiver, L'AVENUE, « On célébrait des morts la messe révéréé.. », Les Marbres, Un Soir, A MA FENÊTRE, LA NOCE DES SERPENTS, KIEF, VERE RUBENTE, LE RETOUR DE L'ENNEMI, Le Pingouin[11], « LE SOLEIL DISPARAÎT DANS SON ROUGE BRASIER », l'Adieu[12].

Dieu, que vous êtes mon frère ! Je crois que vous ressentirez une singulière sympathie pour Villiers ; lui, Mendès et vous, parmi les jeunes poètes, composez ma famille spirituelle.

― Maintenant un reproche. L'Amour est trop le but de vos poèmes, et ce mot, très incolore, revient souvent d'une façon un peu affadissante. S'il n'est pas relevé par un condiment étrange, la lubricité, l'extase, la maladie, l'ascétisme, ce sentiment, indéfini, ne me semble pas poétique. Pour moi, je ne pourrais prononcer ce mot qu'en souriant, dans le vers. Peut-être est-ce une expression usée ? Non, je crois que voici pourquoi : l'amour, simple, est un sentiment trop naturel pour pouvoir procurer une sensation aux poètes blasés qui lisent les vers ; et leur en parler est comme si vous vouliez faire goûter l'eau profonde et fraîche d'une source aux palais, enflammés par l'eau de vie et qu'une allumette incendierait, d'ivrognes anciens.

Je suis bien cruel, mon bon ami, de vous dire cela près de votre « petit ange chinois[13] » qui m'arracherait bel et bien les yeux de ses ongles peints, s'il me lisait ― mais ne m'en veuillez pas ; ce qui m'a surtout indisposé contre ce mot que je ne dis et n'écris qu'avec une certaine impression désagréable, c'est la sottise avec laquelle cinq ou six farceurs, et des Essarts a été du nombre, se sont institués les prêtres de ce gros garçon, rouge et joufflu comme un fils de boucher, qu'ils appellent Éros, se regardant avec l'extase du martyre chaque fois qu'ils accomplissaient ses rites faciles, et montant sur les femmes qu'ils avaient séduites comme sur des bûchers ! En un mot, disant que tout est là, tandis qu'en vérité l'Amour n'est qu'un des mille sentiments qui assiègent notre âme, et ne doit pas tenir plus de place que la peur, le remords, l'ennui, la haine, la tristesse.

― Mais j'aurais bien mieux fait de consacrer tout ce papier à l'analyse de la rare sensation que me donnent vos vers que je crois avoir faits, tant ils me ressemblent.

Adieu, mon bon ami ― tâchez de venir pour m'éviter le travail navrant d'aussi longues lettres, car j'ai toujours tant à vous dire ! Soignez bien, en attendant, celle qui me déchirerait de ses griffes carminées, et nous espérons que votre première missive sera toute souriante de bonnes nouvelles. Ma femme lui presse les mains de tout son cœur et Geneviève lui sourit, tout ce qu'elle sait faire. Pour moi vous savez si et comme je vous aime.

Votre
STÉPHANE MALLARMÉ
― Faites-vous toujours de l'Anglais ? ― Je croyais lord Chesterfield[14] un parfait gentleman seulement, mais creux comme un Massillon[15] épistolaire. ― Je vous renverrai vos vers, empaquetés, avec Taine, quand j'aurai copié les uns et lu l'autre ― Je vous adresse, en attendant, le Voyage aux Pyrénées[16], très vivant, Arnim[17] que j'aime, et Schlemyl[18] que je n'aime pas, à part l'ombre roulée... ―

Ne m'oubliez pas auprès de votre pauvre grand-mère.


La lettre de Lefébure est datée du 16 février.
Cf. la lettre à Aubanel du 27 novembre 1864. Les Deux Reines de France, drame en quatre actes, venait de paraître.
Recueil de des Essarts.
Paru le 14 janvier.
« J'ai en ce moment sous la main une tragédie latine d'Hérodiade, contemporaine de Shakespeare et composée par un anglais (Buchanan) pour le collège de Bordeaux [...]. Je ne sais si vous avez lu la Bible de l'humanité de Michelet : peut-être cela pourrait-il vous servir pour Hérodiade si, votre plan s'élargissant, vous laissiez entrevoir par quelque
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Le sens, s'il y en a un (mais je me consolerais du contraire grâce à la dose de poésie qu'il contient..) est évoqué par un mirage interne des mots mêmes
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À Mme Mallarmé

Cannes, Villa Delamp,
Samedi, (31 mars 1866)


Ma bonne petite,

Ne m’en veuille pas, si je ne t’ai pas écrit dès hier. J’ai dû, à peine sorti du lit où j’avais dormi toute la matinée, fatigué de ma nuit en chemin de fer, sortir avec le cher Lefébure. Hier et aujourd’hui ont été consacrés à visiter Cannes, le port, et la plage, qui sont autant de merveilles. Lundi, j’irai aux îles [1] en bateau, et mardi à Nice.

Ma pauvre chérie, que nous te regrettons à toute minute, devant cette mer bleue et divine, qui joue à nos pieds, et se perd à l’infini ! Vraiment, j’ai parfois envie de te faire venir ici, et de demeurer l’été, avec un congé. Si, comme me le dit Lefébure, je pouvais trouver des leçons ! Que cet air et ce soleil te seraient bons. Déjà, avec tant d’heures de paresse et de promenades, choyé par le bon Lefébure, il me semble que je ressuscite [2]. Le ciel est un azur de Pâques.

Je veux te raconter ma soirée à Avignon. Pas d’Aubanel. Les Brunet ont été charmants, mais hélas ! pauvre mignonne, ne m’ont chargé pour toi que de leurs meilleures amitiés, sans oser, peut-être, t’inviter.

Que fais-tu donc, seule, mon enfant ? Et que devient petite Geneviève. Lui parles-tu de papa, et dit-elle : « Le monstre ! »

Raconte-moi bien ta vie, chère abandonnée, qui en as le temps. Pour moi qui ne suis à la villa de Lefébure qu’avant les repas, je dois te quitter, car on couvre la table.

Pardonne-moi de ne guère t’envoyer dans cette lettre que des baisers ; les détails et les histoires, je tiens tant à te les dépeindre à loisir, que j’attends les premiers jours de notre réunion.

Adieu, donc, bon ange, prends courage et pense à moi, comme je pense à toi devant tout ce [qui][3] est beau. Je t’envoie mille baisers que tu partageras avec ce bon « Rotet »[4].

Ton

STÉPHANE.

= Je t’écrirai dès que j’aurai ta réponse. = Tu me diras si l’on m’a fait demander au Lycée Vendredi, et ce qui a pu arriver ; ― si on a le Mardi ; ― et tout. = Si, du Lycée, on demandait une « note d’examen de Pâques » tu la trouverais en plusieurs pages, avec ce titre, rien qu’en ouvrant mon buvard de classe = Soigne-toi bien, et tâche de te distraire un peu = Je profite de ces derniers mots pour t’embrasser encore.


Ton STÉPH.


Les îles de Lérins, au large de Cannes
Mallarmé écrit la veille du jour de Pâques.
En changeant de page, Mallarmé avait oublié le relatif.
Corr. I lit hotet ce surnom mystérieux de Geneviève (formé sur le verbe roter ? sur l’allemand rot ?).
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À Mme Mallarmé

Cannes, Mercredi
11 heures du soir
[4 avril 1866]


Ma bonne petite,

Je t'écris de mon lit, rentré à peine d'un voyage de trois jours à Nice et à Monaco. Je suis fatigué et si accablé de sommeil que tu ne me gronderas pas (petite grognon, qui me reproches de ne pas t'avoir écris assez tôt, comme si, en voyage, on était toujours devant une table chargée de plumes et de papier) tu ne m'en voudras pas, dis-je de ne t'écrire que deux lignes, d'autant mieux que je dois avant de fermer mes yeux, qui le sont à moitié déjà, griffonner un mot de réponse à Aubanel. Impossible demain, car nous partons pour les îles avec le lever du jour.

Je te raconterai toutes mes heures à mon retour, je me contente donc de te dire que l'excursion à Monaco a été délicieuse, que j'y ai gagné à la roulette quelques sous avec lesquels je t'ai acheté une jolie petite... je ne dirai pas quoi, laquelle surprise ira à merveille avec la robe que tu achèteras cet été.

Ma pauvre enfant, tu me suis partout, et, sans cesse, je cherche dans le vide ta main pour te montrer quelque beauté inattendue du paysage. Hélas ! pourquoi n'est-ce que ton ombre qui me suit ? En attendant mes récits, et nos baisers, ma Marie, ne t'ennuie pas trop cependant et embrasse bien le méchant petit ange qui m'oublie. Ce que tu me dis de ses dents me peine, elle n'a donc pas un instant de calme, et la pauvre mère est la victime.

Adieu, ma mignonne. Je n'oublierai aucune de tes commissions près des Brunet, ni la note, ni la toile, ni le Médecin que je verrai moi-même. Adresse-moi en tous cas vingt francs chez Théodore Aubanel, place st Pierre. Ne m'envoie plus rien à Cannes, que j'aurai quitté quand tu auras reçu cette lettre, Vendredi matin. Je couche à Toulon. Je visite Marseille Samedi, et suis le soir à Avignon. J'y reste le Dimanche et le Lundi, et je t'arriverai Mardi à une heure, pour ne pas voyager la nuit précédente.

Adieu, je t'embrasse mille fois, donne cinq cents de ces baisers à Geneviève : cela passera un peu votre temps, mes chéries.

Votre

STÉPHANE.

= Lefébure joint à mes caresses ses meilleures amitiés, et embrasse Geneviève = Pourras-tu me lire ? la bougie est presqu'éteinte.
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