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Citations sur Correspondance complète (1862-1871) - Lettres sur la po.. (30)

À Henri Cazalis

Tournon, 30 Décembre 1863

Mon bon Henri,

Je ne veux pas laisser passer le nouvel an, sans te serrer la main. Pardonne à ma lettre son absurdité qui te permettra de te consoler de sa brièveté. Je suis ahuri d'ennuyeux travaux. A peine ai-je fini de clouer des rideaux qu'il me faut donner des Notes, ― fantastiques, ― pour le Lycée qui me laisserait crever de faim, griffonner une trentaine de lettres à des gens que j'ai depuis longtemps négligés, et écrire, pêle-mêle, aux êtres chers.

Cesse d'être inquiet, mon Henri. Je vais à merveille maintenant. Le temps est gris et glacial, ici, cela seul me rend maussade. Tournon est sur la route de tous les vents d'Europe : c'est un relais, et leur rendez-vous. Toute l'année, ils s'engouffrent furieusement dans les montagnes resserrées. Parfois, l'azur est æstival, et le vent soleil, tiède et vivifiant à travers les carreaux. Vous sortez, pour vagabonder dans la campagne, mais le vent malin fait mine de vous emporter à quelques lieues de là. Les bœufs sont tous décornés, et très peu de maris ont encore leurs bois.

Hier, séduits par cet été lointain, et qui n'est qu'au ciel, nous nous sommes promenés. Nous étions glacés, outre que Marie, impuissante à lutter contre les bourrasques, se cramponnait aux arbres des chemins.

Et personne à voir ! Tu sais, du reste, que je suis difficile et que des gens qu'Emmanuel trouve charmants, en province, me dégoûtent.

― Adieu, mon bon Henri. Ah ! que nous aussi nous regrettons le temps perdu, vilain qui nous as si peu vus ! Nous t'embrassons beaucoup, pour tes étrennes, et te souhaitons peu de bonheur, ― Il faut être lâche pour être heureux, ― et beaucoup de marrons glacés.

A bientôt une lettre moins jourdelanesque, et qui soit digne de ta précédente, si adorable !

Ton
STÉPHANE

Marie est devenue rose et grasse. Ne la vois plus jaune.


J'oubliais de te parler des papiers de mariage[1]. Mon grand-père est aux cents-coups. Que ne m'as-tu écrit, dès que tu l'as reçu ? Je t'aurais envoyé des écus. Plus tard, je n'en avais plus, moi-même. Sérieusement, cela est grave. Je te prie en grâce, réponds-moi ""courrier par courrier"" ce qu'on te demande, que je te l'envoie. Outre que mon grand-père ne nous considère pas comme mariés tant que cela n'est pas fini ― ce qui est déplorable ― les formalités vont devenir beaucoup plus nombreuses et difficiles, parce que le délai des ""trois mois qui suivent la rentrée en France" est expiré.

N'oublie pas cela, je t'en prie.

Je t'embrasse encore,
STÉPHANE

Mallarmé avait entrepris de faire valider en France son mariage à Londres, dont ses grands-parents Desmolins avaient reconnu la légalité.
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À Henri Cazalis

6, Brompton Square. S W.
Lundi, 27 Avril 1863

Mon bon Henri,

J’avais depuis bien longtemps une enveloppe où se pavanait ton nom d’une façon tentatrice. J’eusse bien voulu, sans les tristes préoccupations qui sont le cortège de la mort, t’annoncer autrement que par une banale circulaire notre grande douleur. Certes, mon pauvre père se mourait depuis quatre ans, ou cinq, ― mais qu’il y a loin d’un mort à un mourant !

Je suis resté environ une quinzaine à Sens ― moins, peut-être. Puis j’ai été chercher Marie en Belgique, et, après un pèlerinage à Anvers, nous revoici à Londres, le pays des faux Rubens.

Dès que je saurai comment m’y prendre, nous serons mariés. Position étrange, il ne nous manque qu’une chose, ― c’est d’être instruits des formalités.

Le voilà donc venu, mon bon Henri, ce jour que, dans ta fraternelle sollicitude, tu redoutais. Oui, il est assez près pour que je voie clairement ce qu’il y a derrière. Depuis deux mois, j’ai beaucoup plus vécu qu’autrefois, et peut-être suis-je un peu plus mûr.

Voici la façon dont je vois l’avenir.

Si j’épousais Marie pour faire mon bonheur, je serais un fou. D’ailleurs, le bonheur existe-t-il sur cette terre ? Et faut-il le chercher, sérieusement, autre part que dans le Rêve ? C’est le faux but de la vie ; le vrai, est le Devoir. Le Devoir, qu’il s’appelle l’Art, la Lutte, ou comme on veut.

Je ne me dissimule pas que j’aurai affreusement à combattre parfois ― et de grands désenchantements qui deviennent plus tard des tortures. Je ne me cache rien. Seulement, je veux tout voir avec un regard ferme, et invoquer un peu cette Volonté dont je n’ai jamais connu que le nom.

Non, j’épouse Marie uniquement parce que je sais que sans moi elle ne pourrait pas vivre, et que j’aurais empoisonné sa limpide existence. Si donc je souffre dans l’avenir, toi, qui seul reçois ces épanchements profonds et intimes de mon cœur, ne me dis pas, frère ― « Tu t’es trompé, en dépit de mes sages exhortations. » mais bien : « Tu accomplis, en souffrant, le but élevé que tu as assigné à ta vie. ― Courage, ne reste pas au-dessous. »

Mais je ne veux pas te parler plus longtemps de ces tristes prévisions : je finirais par y croire déjà.

Non, Henri, je n’agis pas pour moi ― mais pour elle seulement. Toi seul au monde sauras que je fais un sacrifice : aux yeux de mes autres amis, je ferai semblant de croire que je cherche par cette union à échafauder mon bonheur, ― afin que Marie grandisse à leurs yeux.

Brûle mes lettres, toi seul verras jusqu’au fond de mon âme.

Mais je parle toujours de moi. Parle-moi bien de toi, de toi seul, en revanche, et longuement.

J’ai vu Ettie, mon Henri, une fois quand j’ai été à Paris. J’ai parlé de toi beaucoup : je lui disais que mon rêve était de revenir à Londres par Strasbourg. Et elle m’a remercié avec ses yeux aimants d’autrefois de ce que je prononçais souvent ton nom. Et ton pauvre cœur ? Comment va ta blessure ? Henri, te guériras-tu jamais ? Dis-moi que non ― et ne spécule pas sur le Temps. Il fait assez par lui-même, hélas ! Pauvre ami, sans espérance ! Tu as de beaux souvenirs, il est vrai. Mais les souvenirs martyrisent.

Adieu, mon Henri, ne nous oublions jamais. Nulle part. Il me semble que nous sommes si loin l’un de l’autre maintenant ! Marie t’embrasse comme moi. Je t’embrasse aussi,

STÉPHANE
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À Eugène Lefébure

Besançon, Lundi 27 Mai 1867II

Je crois que pour être bien l'homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps ― ce qui donne une pensée pleine et à l'unisson comme ces cordes du violon vibrant immédiatement avec sa boîte de bois creux. Les pensées partant du seul cerveau (dont j'ai tant abusé l'été dernier et une partie de cet hiver) me font maintenant l'effet d'airs joués sur la partie aiguë de la chanterelle dont le son ne réconforte pas dans la boîte, ― qui passent et s'en vont sans se créer, sans laisser de traces d'elles. En effet, je ne me rappelle plus aucune de ces idées subites de l'an dernier. ― Me sentant un extrême mal au cerveau le jour de Pâques, à force de travailler du seul cerveau (excité par le café, car il ne peut commencer, et, quant à mes nerfs, ils étaient trop fatigués sans doute pour recevoir une impression du dehors) ― j'essayai de ne plus penser de la tête, et, par un effort désespéré, je roidis tous mes nerfs (du pectus) de façon à produire une vibration, (en gardant la pensée à laquelle je travaillais alors qui devint le sujet de cette vibration, ou une impression), — et j'ébauchai tout un poëme longtemps rêvé, de cette façon. Depuis, je me suis dit, aux heures de synthèse nécessaire, « Je vais travailler du cœur » et je sens mon cœur (sans doute que toute ma vie s'y porte) ; et, le reste de mon corps oublié, sauf la main qui écrit et ce cœur qui vit, mon ébauche se fait ― se fait. Je suis véritablement décomposé, et dire qu'il faut cela pour avoir une vue très-une de l'Univers ! Autrement, on ne sent d'autre unité que celle de sa vie. Il y a dans un musée de Londres « la valeur d'un homme » : une longue boîte-cercueil, avec de nombreux casiers, où sont de l'amidon — du phosphore — de la farine — des bouteilles d'eau, d'alcool — et de grands morceaux de gélatine fabriquée. Je suis un homme semblable.


Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson [1].

Jusqu'ici le grillon m'avait étonné, il me semblait maigre comme introduction au vers magnifique et large comme l'antiquité :


Cybèle qui les aime, augmente ses verdures.

Je ne connaissais que le grillon anglais, doux et caricaturiste : hier seulement parmi les jeunes blés j'ai entendu cette voix sacrée de la terre ingénue, moins décomposée déjà que celle de l'oiseau, fils des arbres parmi de [2] la nuit solaire, et qui a quelque chose des étoiles et de la lune, et un peu de mort ; — mais combien plus une surtout que celle d'une femme, qui marchait et chantait devant moi, et dont la voix semblait transparente de mille morts dans lesquelles elle vibrait — et pénétrée de Néant ! Tout le bonheur qu'a la terre de ne pas être décomposée en matière et en esprit était dans ce son unique du grillon ! ―

Baudelaire, « Bohémiens en voyage ».
Sic : « Parmi » a été rajouté sans que « de » ait été rayé.
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À Eugène Lefébure

Besançon, Lundi 27 Mai 1867

Comment allez-vous ? Mélancolique cigogne des lacs, immobiles, votre âme ne se voit-elle pas apparaître, en leur miroir, avec trop d'ennui — qui, troublant de son confus crépuscule, le charme magique et pur, vous rappelle que c'est votre corps qui, sur une patte, l'autre repliée malade en vos plumes, se tient, abandonnée ? Revenu au sentiment de la réalité, écoutez la voix gutturale et amie d'un autre vieux plumage, héron et corbeau à la fois, qui s'abat près de vous. Pourvu que tout ce tableau ne disparaisse pas, pour vous, dans les frissons et les rides atroces de la souffrance ! Avant de nous laisser aller à notre murmure, vraie causerie d'oiseaux pareils aux roseaux, et mêlés à leur vague stupeur lorsque nous revenons de notre fixité sur l'étang du rêve à la vie — sur l'étang du rêve, où nous ne pêchons jamais que notre propre image, sans songer aux écailles d'argent des poissons ! — demandons-nous cependant comment nous y sommes, dans cette vie ! Je réitère donc ma première question, frère : « Comment êtes-vous ? Et de combien s'est avancée cette guérison ? »

Je vous enverrai demain deux divins volumes de nouvelles de Madame Valmore : « Huit Femmes. » Des femmes comme elle !

Le « Parnassiculet » — affreux mot ! — est épuisé, mais je saurai l'extraire, ainsi que le « Nain Jaune » (et vous les envoyer) de l'effroi de des Essarts, qui doit en receler des amas mystérieux, dérobés par lui à la postérité. Quant à mes lignes au crayon, elles sont bien faibles — mais ma pensée est si nue encore et si horriblement sensible — que j'ai peur d'y toucher. Mon cœur est près de vous, ce qu'il en reste ! — et c'est si peu, que j'aime mieux vous le laisser en dépôt que de l'employer, ayant peur de l'user : c'est donc mon bon vieux corps de chat qui se caresse à votre fauteuil, espérant tirer de lui quelques étincelles. — Vous me comprenez assez, ami, pour ne pas m'en demander davantage.

Je n'ai rien recueilli non plus, digne de vous être redit, dans la revue que je fais le Lundi des journaux et magazines — si ce n'est dans la Revue des deux mondes du 15 Mai un article de Montégut dans les belles quatre ou cinq premières pages duquel j'ai senti et vu avec émotion mon livre. Il parle du Poëte moderne, du dernier, qui, au fond, « est un critique avant tout ». C'est bien ce que j'observe sur moi — je n'ai créé mon Œuvre que par élimination, et toute vérité acquise ne naissait que de la perte d'une impression qui, ayant étincelé, s'était consumée et me permettait, grâce à ses ténèbres dégagées, d'avancer plus profondément dans la sensation des Ténèbres Absolues. La Destruction fut ma Béatrice.

Et si je parle ainsi de moi, c'est qu'Hier j'ai fini la première ébauche de l'Œuvre, parfaitement délimité, et impérissable si je ne péris pas. Je l'ai contemplé, sans extase comme sans épouvante, et, fermant les yeux, j'ai trouvé que cela était. La Vénus de Milo — que je me plais à attribuer à Phidias, tant le nom de ce grand artiste est devenu générique pour moi ; La Joconde du Vinci ; me semblent, et sont, les deux grandes scintillations de la Beauté sur cette terre et cet Œuvre, tel qui l'est rêvé [sic], la troisième. La Beauté complète et inconsciente, unique et immuable, ou la Vénus de Phidias, la Beauté, ayant été mordue au cœur depuis le Christianisme, par la Chimère, et douloureusement renaissant avec un sourire rempli de mystère, mais de mystère forcé et qu'elle sent être la condition de son être. La Beauté, enfin, ayant par la science de l'homme, retrouvé dans l'Univers entier ses phases corrélatives, ayant eu le suprême mot d'elle, s'étant rappelé l'horreur secrète qui la forçait à sourire du temps de Vinci, et à sourire mystérieusement — souriant mystérieusement maintenant, mais de bonheur et avec la quiétude éternelle de la Vénus de Milo retrouvée — ayant su l'idée du mystère dont la Joconde ne savait que la sensation fatale.

— Mais je ne m'enorgueillis pas, mon ami, de ce résultat, et m'attriste plutôt. Car tout cela n'a pas été trouvé par le développement normal de mes facultés, mais par la voie pécheresse et hâtive, satanique et facile de la Destruction de moi, produisant non la force, mais une sensibilité, qui, fatalement, m'a conduit là. Je n'ai, personnellement, aucun mérite ; et c'est même pour éviter ce remords (d'avoir désobéi à la lenteur des lois naturelles) que j'aime à me réfugier dans l'impersonnalité — qui me semble une consécration. Toutefois, en me sondant, voici ce que je crois. « Je ne pense pas que mon cerveau s'éteigne avant l'accomplissement de l'Œuvre, car, ayant eu la force de concevoir, et ayant celle de recevoir maintenant la conception, (de la comprendre), il est probable qu'il a celle de la réaliser. Mais c'est mon corps qui est totalement épuisé. Après quelques jours de tension spirituelle dans un appartement, je me congèle et me mire dans le diamant de cette glace, — jusqu'à une agonie : puis, quand je veux me revivifier au soleil de la terre, il me fond — il me montre la profonde désagrégation de mon être physique, et je sens mon épuisement complet. Je crois, cependant encore, me soutenant par la volonté, que si j'ai toutes les circonstances (et jusqu'ici je n'en ai aucune) pour moi — c. à d. si elles n'existent plus, je finirai mon œuvre. Il faut, avant tout, par une vie exceptionnelle de soins, empêcher la débâcle ― qui commencera par la poitrine, infailliblement. Et jusqu'ici le Lycée et l'absence du soleil ― (il me faudrait une chaleur continuelle), la minent. J'ai parfois envie d'aller mendier en Afrique ! L'Œuvre fini, peu m'importe de mourir ; au contraire, j'aurai besoin de tant de repos ! ― Mais je cesse car ma lettre commence, mon âme épuisée, à tourner en doléances charnelles ou sociales, ce qui est nauséabond. A Vendredi. Je vous aime,

Votre
STÉPHANE

— J'oubliais de vous dire que ce qui m'avait causé cette émotion dans l'article de Montégut, était le nom de Phidias au début, et une invocation au Vinci ― ces deux aïeux réunis de mon œuvre, avant de parler du Poëte moderne ! —


[Au crayon, sur d'autres feuillets :]


Comme, même à travers tous les obstacles, Circonstances et Bêtise, — circonstances, bêtise de la Vie, — l'Idée jaillit toujours avec son mot juste et fatal : la femme, ignoble, et vulgaire, trouve le summum de sa préoccupation dans ce qui l'abjection de l'état féminin, passif et malade, destruction passive comme activement elle l'est pour nous, ses règles — qu'elle appelle « affaires » ― comme l'homme, si noble quand il n'est qu'un exemplaire pur de la Vie, et si imbécile quand il la développe dans ses nécessités sociales ― trouve le summum de sa préoccupation en ces nécessités qu'il dénomine [sic] également « affaires ». Et l'un et l'autre s'affirment par ces misères, (qui seraient des grandeurs si elles étaient parvenues à leurs Beauté, — quand la Femme, devenue au lieu de Maladie la Destruction est courtisane, ou l'homme, devenu au lieu d'un cerveau un Esprit ―) ils s'affirment, les superbes, dis-je, par ces misères, et répondent avec cet air de Mystère ― qui n'a pu s'effacer même en ces tristesses, tant c'est la marque indélébile de Beauté ― même de la Beauté de la Bêtise — « J'ai mes affaires. » Signifiant tous deux deux choses si différentes d'aspect menteur, mais identiques au fond. Si je faisais une cantate, cela entrerait dans le Chœur, et se diviserait en strophes masculines, et féminines.

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Puisque nous en sommes à ces hauteurs, continuons à les explorer, puis nous aspirerons à en descendre : voici ce que j'ai entendu dire ce matin à ma voisine ― désignant du doigt la croisée qui fait vis-à-vis de l'autre côté de la rue : « Tiens, Madame Renaudet a mangé des asperges, hier » ― « À quoi vois-tu cela ? » — A son pot, qu'elle a mis hors de la fenêtre. » ― Cela n'est-il pas toute la province, ― sa curiosité, ses préoccupations, et cette science de voir des indices dans les choses les plus nulles ― et lesquelles grand Dieu ! Dire que les hommes, en vivant les uns sur les autres, en sont arrivés là ! ― Je ne demande pas la vie sauvage, parce que nous serions obligés de faire nos chaussures et notre pain, et que la société nous permet de confier ces soins à des esclaves que nous salarions, mais je m'enivre de la solitude exceptionnelle, et, à moins d'être deux frères comme nous, ou des cousins comme Catulle, Villiers, ou des pères, comme nos maîtres dont nous somme bien les fils, — je rejetterai toujours toute compagnie, pour promener mon symbole partout où je vais, et, dans une chambre pleine de beaux meubles comme dans la nature, me sentir un diamant qui réfléchit, mais n'est pas par lui-même ― ce à quoi on est toujours obligé de revenir quand on accueille les hommes, ne serait-ce que pour se mettre sur sa défensive.

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Toute naissance est une destruction, et toute vie d'un moment, l'agonie dans laquelle on ressuscite ce qu'on a perdu, pour le voir. ― On l'ignorait avant.

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Je n'admets qu'une sorte de femmes grasses : certaines courtisanes blondes, au soleil, dans une robe noire principalement, ― qui semblent reluire de toute la vie qu'elles ont prise à l'homme, donnent bien l'impression qu'elles se sont engraissées de notre sang, et, ainsi, sont dans leur vrai jour, une heureuse et calme Destruction : ― de belles personnifications. Autrement, il faut que la femme soit maigre et mince comme un serpent libertin, dans ses toilettes.

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À Catulle Mendès

Tournon, Mardi soir
(20 mars 1866)

Mon cher Catulle,

Vous êtes un monstre de ne pas me répondre, et cependant je vous excuse en me rappelant l'ambiguïté de la ligne que vous reçûtes. Je vous demandais une goutte d'encre, deux traits de plume, ne serait-ce qu'un mot ! Vous avez dû comprendre que je demandais si le Parnasse n'était qu'une parole, un rêve ; et l'envoi des deux premiers numéros[1] de ce recueil vous aura semblé une réponse naturelle. Je dis des deux premiers feuillets, car on m'a été infidèle la semaine dernière, et j'attends les deux autres ce matin.

Mais où vais-je ? Je ne devais vous crayonner qu'une ligne, en costume de voyage comme vous cet automne, avant de prendre le train de Nice où m'invite mon ami Lefébure, épuisé que je suis, usé de travail malheureux et stérile. Je compte sur une vraie résurrection, là-bas, au soleil pascal, parmi les lauriers méditerranéens. Où vais-je encore ? .. Je ne puis vous parler, sans le désir d'une longue causerie. — Vous aurez à mon retour une vraie lettre, à laquelle vous répondrez n'est-ce pas. — Maintenant que cette promesse me délivre, pour le moment, de toutes mes velléités exubérantes de confidences, je viens au fait : Voici. Je suis à Cannes, (Villa Delamp, ancienne route de Grasse, Var.) de Jeudi 29 Mars à Vendredi 6 Avril. Si la livraison, qui contiendra mes vers devait paraître aux alentours de ces dates, je vous en supplie, envoyez-moi les épreuves à Cannes, ou, ensuite (si c'est plus tard), à Tournon, car j'ai beaucoup à réviser. S'il n'était pas très ambitieux de vouloir remplir à soi seul une livraison, je vous demanderais de voir qu'il en fût ainsi pour moi, (je l'aimerais infiniment,) afin d'offrir et garder séparément ces quelques poèmes. — Au revoir, jusqu'à ma prochaine lettre et donnez-moi quelquefois signe de vie.

Votre.
STÉPHANE MALLARMÉ.

Amitiés à tous mes amis. Mes respects à Monsieur et à Madame de Lisle. Ne m'oubliez pas près de de Banville.


Parus le 3 et 10 mars. Les poèmes de Mallarmé paraîtront dans la onzième livraison du samedi 12 mai avec ceux d'Henri Cazalis.
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À Catulle Mendès.

Tournon, Mardi matin
(24 avril 1866).

Mon cher Catulle,

Vous avez maintenant mon treizain de Poèmes[1], et vous me pardonnez mon retard, n'est-ce-pas ? Ce serait mal à vous de ne pas le faire, car toutes ces veillées de la semaine, et les nuits des deux derniers jours ont été consacrées à rendre ces vers présentables. Vous savez combien je tiens à la justesse de l'impression, et que, par conséquent, le changement d'un mot entraîne un remaniement. Or ne me fallait-il pas un jour par poème ? J'ai mis moins que cela. Songez donc ! pour évoquer les étés, les automnes, les minutes, et pour rester dans la manière de ces époques, en ne faisant que corriger ce qui, alors, comme maintenant, eût été fautif. D'autant plus que ces vers ayant surtout pour moi la valeur de souvenirs[2], je tenais à ce que tous gardassent leur dates.

J'ai quelques prières à vous faire. 1. De me dire s'il y aurait quelqu'une des corrections que vous n'aimiez pas, ― après avoir longtemps examiné sa signification, car il faut vous défier de la sensation désagréable qu'on éprouve à voir de nouveaux mots à la place de ceux que la mémoire finissait d'avance. J'y ai moi-même été pris parfois. Toutes les substitutions ont eu leur but, relatif généralement à la composition, et je n'ai pas hésité à sacrifier des vers qui me semblaient d'une jolie peinture. ― Mais quand on est seul, sans conseil ni ami, sans épreuve, on peut se tromper ! Du reste, ces quelques sacrifices seraient rachetés, amplement, par d'heureuses choses que j'ai replacées, dans le goût de ces temps, toujours.

Seconde prière, qui se rapporte ― je n'ose pas dire à l'impression, mais à l'imprimerie. Je voudrais un caractère assez serré, qui s'adaptât à la condensation du vers, mais de l'air entre les vers, de l'espace, afin qu'ils se détachent bien les uns des autres, ce qui est nécessaire encore avec leur condensation. J'ai numéroté les poèmes, est-ce utile ? En tous cas, je voudrais, aussi, un grand blanc après chacun, un repos, car ils n'ont pas été composés pour se suivre ainsi, et, bien que, grâce à l'ordre qu'ils occupent, les premiers servent d'initiateurs aux derniers, je désirerais bien qu'on ne les lût pas d'une traite et comme cherchant une suite d'états de l'âme résultant les uns des autres, ce qui n'est pas, et gâterait le plaisir particulier de chacun. ― Leur ordre est bon, n'est-ce-pas ? à l'exception du Mendiant que j'ai rejeté à l'avant-dernière place, ne sachant où le caser. ― Que pensez-vous du titre ? J'ai hésité entre Angoisses et Atonies, qui sont également justes, mais j'ai préféré le premier qui met mieux en lumière l'Azur, et les vers dans la même note.

Enfin, suprême grâce, mais demandée à genoux, celle-ci ! Envoyez-moi une épreuve, que je ne garderai que vingt-quatre heures, je vous le jure, par Dieu qui voit mon âme ! Supposez qu'elle soit mise à la poste un Mardi, je l'aurais le mercredi à dix heures, et, le Jeudi, la renverrais pour que vous la receviez le vendredi matin ; ce sont là mes meilleurs jours, mais prenez-en d'autres, s'ils vous gênent. Je tiens à cette Épreuve, non pour les fautes matérielles, dont vous voudrez bien vous charger, n'est-ce-pas, mon ami, mais pour voir par moi-même l'effet d'ensemble, d'abord, et, s'il n'y aurait pas avantage à déplacer certains poèmes : puis des détails, qui seraient répétés à trop peu de distance, et se contrediraient, même. Enfin, il y a un ou deux titres que je n'ai pas encore trouvés, celui du Mendiant, par exemple, et de Tristesse d'été, qui répète un mot du sonnet[3].

De même, je me rappelle que le mot fin se trouve deux fois dans Épilogue. Mais assez !

Que de minuties, vraiment chinoises, mon bon Catulle, mais vous les comprenez, et vous ne les oublierez pas. Publiant ces quelques vers, il vaut autant le faire le mieux possible et les offrir d'une façon qui déguise tant de choses qui manquent encore !

Et le journal, quand paraîtra-t-il ? J'attends avec joie ce premier numéro. Vous m'en parlerez dans votre lettre, n'est-ce-pas, lettre que vous m'écrivez. (De suite ?)

Parlez-moi de vous, comme je vous parle de moi, c'est le seul moyen de se réunir un peu. Travaillez-vous ?

Quant à moi, je suis toujours à l'ouverture d'Hérodiade que je ne reprendrai que dans huit jours, étant fatigué par la revision de mes poèmes. (Il est, en effet, si difficile de faire un vers quand on l'a dans l'âme ; qu'est-ce, lorsqu'il faut le faire longtemps après avoir oublié ce qui eût pu le faire naître.) Je reviens à Hérodiade, je la rêve si parfaite que je ne sais seulement si elle existera jamais. Et puis, il faut dire que ce commencement qui m'attarde, est le plus difficile de l'œuvre. J'en étais à une phrase de vingt-deux vers, tournant sur un seul verbe, et encore très effacé la seule fois qu'il se présente. Enfin, d'ici aux vacances, j'ai encore du temps ! Je me tais, parce que je n'aime pas en parler : ce sont des souffrances à ressentir chaque fois que j'ouvre la bouche à ce sujet.

Pourtant, elle sortira, la Reine ! de toutes ces tristesses, ― mais quand ? Je ne dois pas trop écouter le découragement de l'instant où je vous écris ces mots, parce que beaucoup de lassitude s'y mêle.

= Adieu, mon cher Catulle ; ma femme porte la main de Geneviève à la bouche de cette petite fille qui vous envoie un baiser, et moi je serre la main et vous assure que je ne passe jamais un jour sans songer à vous. Amitiés à tous mes chers amis que je ne nomme pas, pour ne pas mettre l'un avant l'autre. Ne m'oubliez pas auprès de de Banville. Mes meilleurs souvenirs à Monsieur et à Madame de Lisle.

Votre
S. MALLARMÉ.
Question insidieusement discrète : « Et le cœur[4] ? »


Des treize poèmes envoyés (« Les Fenêtres », « Le Sonneur », « A celle qui est tranquille », [« Angoisse »], « Vere novo » [« Renouveau »], « Tristesse d'Eté », « L'Azur », « Les Fleurs », « Soupir », « Brise marine », « Le Château de l'Espérance », « Le Pitre châtié », « A un mendiant » [« Aumône »], « Epilogue »), onze seulement paraîtront (la liste citée moins « Le Château de l'Espérance » et « Le Pitre châtié »). Encore « Tristesse d'Eté » ne parut-il que le 30 juin, à la fin du volume repenant les livraisons de la revue.
Comme l'indique l'« Épilogue » (« Las de l'amer repos... ») des poèmes du Parnasse, ce treizain relève déjà d'une inspiration dépassée.
« A un mendiant » deviendra « A un pauvre », mais « Tristesse d'été » gardera son titre.
Catulle Mendès était fiancé à Judith Gautier.
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À Armand Renaud

Besançon,
le 20 Décembre 1866.
Rue de Poithune, 36.


Mon cher Armand,

Je vous écris tant de lettres imaginaires en me promenant, seul, ― je cause si souvent mentalement avec vous dans ma chambre qu'emplit votre chère présence plus encore que votre portrait, suspendu au mur, que non seulement je juge de la dernière inutilité de vous écrire, mais même j'aurais peur, en mettant entre nous la réalité de la poste et l'intervalle d'une lettre, de faire s'évanouir votre fantôme. Toutefois, comme vous existez cependant, paraît-il, autre part, et peut-être ne devinez pas mes attentions, je me décide à prendre un papier, mais pas de plume ! D'autant mieux, cher ami, que j'ai à vous remercier de tout mon cœur, vous êtes aussi de ceux sur lesquels l'absence n'a pas de prise, je l'ai su par les recommandations que vous aviez eu la bonté de faire, en mon nom, à un chef du Ministère de l'Instruction, de votre connaissance.

Je ne vous dis pas combien nous en avons été touchés ― j'aime mieux, pour me confondre davantage avec vous, vous écrire que cela m'a paru naturel !

Nous voici donc à Besançon, je puis dire un peu grâce à vous. Le grand bénéfice jusqu'ici est d'avoir quitté Tournon, car, monétairement, je suis à peu près dans les mêmes conditions, et, quant au temps que je dois au Lycée, mes journées sont déplorablement morcelées, même le Jeudi et le Dimanche. Enfin, j'essaierai, à force de ruse, de remédier à tout cela, car j'ai besoin de longues heures de rêverie, condition absolue de mon travail, et exigence en faveur de laquelle je vous demande de ne pas considérer ce billet, écrit au milieu des tracas, de la poussière, et de l'ineptie d'une installation, comme une vraie lettre. Je ne me suis pas encore retrouvé spirituellement. ― Sous l'autre rapport, celui de l'argent, mon déplacement m'a entièrement ruiné, et je voudrais bien que cet ennui-là ne s'ajoutât pas, pour entraver mon travail de l'hiver, au précédent. Je vous demanderai donc de vouloir bien prier Monsieur Lebourgeois[1], (à qui, du reste, je compte écrire un mot de remercîment,) d'appuyer au ministère une prière d'allocation de frais de voyage que j'envoie par voie administrative, mais dont je joins à votre lettre un double que vous auriez l'amabilité de lui remettre ― dans le cas, toutefois, où cela ne vous embarrasserait en rien, cher ami !

La tête, plus que le papier et le temps, me manque pour vous parler de notre Art. J'ai infiniment travaillé cet été, à moi d'abord, en créant, par la plus belle synthèse, un monde dont je suis le Dieu, ― et à un Œuvre qui en résultera, pur et magnifique, je l'espère. Hérodiade, que je n'abandonne pas, mais à l'exécution duquel j'accorde plus de temps, sera une des colonnes torses, splendides et salomoniques, de ce Temple. Je m'assigne vingt ans, pour l'achever, et le reste de ma vie sera voué à une Esthétique de la Poësie. Tout est ébauché, je n'ai plus que la place de certains poëmes intérieurs à trouver, ce qui est fatal et mathématique. Ma vie entière a son idée, et toutes mes minutes y concourent. Je compte publier le tout d'un bloc, et ne détacher des fragments, auparavant, que pour mes intimes amis, comme vous, mon cher Armand ? Quand vous lirai-je les premiers ? (Je travaille, du reste, à tous à la fois.) Ah ! si j'avais assez d'argent pour aller à Paris aux prochaines vacances ! Que de bonnes heures nous passerions. Mais il faudra bien que nous nous soyions, ― dussiez-vous aller en Suisse pour passer par Besançon. Adieu, jusque-là, mon cher Armand, je vous souhaite une année de paix, sinon de bonheur, et vous aime.

Votre
STÉPHANE MALLARMÉ
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À Alfred des Essarts

Les Lecques
par Saint-Cyr (Var)
lundi 30 août 1869.


Bien cher Monsieur,

Emmanuel qui n'oublie pas les absents, quand il peut leur faire partager une joie, m'annonce que l'attente de ceux qui vous aiment n'est pas déçue cette année.

Pour que votre satisfaction soit intime et vive, à nous dont les œuvres préfèrent trouver une récompense en elles-mêmes, comme notre travail la sienne en sa jouissance, il faut que la distinction [1] qui vous est attribuée corresponde à un mérite plus spécial, et reconnu.

Certes, le talent et tant de rares productions demeurant à part, n'était-elle pas due à l'homme de lettres infatigable qui a lutté, sans défaillances, pendant toute une vie contre les peines du plus noble et du plus mauvais métier ?

C'est donc votre bonne main loyale d'homme que je presse aujourd'hui, ému de la justice faite enfin à une vie entière. Permettez que ma place ne soit pas la plus humble à cette famille de famille.

Mes félicitations à Madame des Essarts avec mes hommages, et toute ma sympathie à vos chers enfants.

Votre bien dévoué.

STÉPHANE MALLARMÉ.

Alfred des Essarts venait d'obtenir la Légion d'honneur
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À Albert Collignon

Avignon
8, Portail Mathéron,
Vendredi 8 Octobre 1869.


Cher Monsieur,

C'est bien mal de ma part reconnaître la gracieuseté de votre souvenir très-rétrospectif que de vous parler maintenant seulement de votre livre.

J'ai pour excuse un voyage de vacances, qui a interrompu la lecture ou mieux l'étude, que demande une œuvre telle.

Mais, depuis, votre volume n'a pas quitté ma table pendant les soirées reprises ; et c'est à peine si je m'en sépare à présent, me croyant toutefois obligé, par mon long silence, à vous donner ma sensation immédiate et unique, sans la laisser se réfléchir ni s'ordonner.

Vous me pardonnerez peut-être la banalité d'un pareil jugement en faveur de ce qu'il a toujours de vrai et de la privation que je m'impose, en écartant toute la vague influence des choses que j'aimerais à vous écrire dans quelques jours.

L'art et la vie de Stendhal [1] demeure les complètes annales de cet esprit admirable ; et votre mode de critique, lequel a cette originalité de résumer, dans ses certitudes, la critique de notre temps et d'être à la fois extrêmement spacieux, me semble précisément commandé par l'écrivain de votre choix, que ranime son intime pensée.

Mais je veux que ce billet reste le hâtif serrement de main projeté, un simple remerciement, votre livre fermé, que de bonnes heures me soient venues de si loin et de si longtemps.

Veuillez croire, Monsieur, à mon entière sympathie.


STÉPHANE MALLARMÉ.

Publié par Collignon en 1869.
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SONNET ALLEGORIQUE DE LUI-MEME
La Nuit approbatrice allume les onyx/ De ses ongles au pur Crime, lampadophore,/ Du Soir aboli par le vespéral Phoenix/ De qui la cendre n'a de cinéraire amphore/// Sur des consoles, en le noir Salon : nul ptyx,/ Insolite vaisseau d'inanité sonore,/ Car le Maître est allé puiser de l'eau du Styx/ Avec tous ses objets dont le Rêve s'honore./// Et selon la croisée au Nord vacante, un or/ Néfaste incite dans son beau cadre une rixe/ Faite d'un dieu que croit emporter une nixe/// En l'obscurcissement de la glace, décor/ De l'absence, sinon que sur la glace encor/ De scintillations le septuor se fixe.
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