[1995]
Henning Mankell – «
Le guerrier solitaire» (publié en 1995 dans la langue originale et en 1999 pour la traduction française aux éditions du Seuil - ISBN 978-2-02-041952-9).
Comme toujours chez Mankell, le récit commence par des scènes d'une extrême violence : une jeune-fille s'immole par le feu, des hommes meurent assassinés à coup de hache et scalpés.
L'intrigue est bien menée, même si – après lecture de trois autres épisodes Wallander – le lecteur commence à repérer les ficelles de l'auteur dès la première lecture. Au-delà de l'aspect «roman à énigme», l'auteur cherche à transmettre sa thèse : la société suédoise (vue comme une des variantes des sociétés occidentales actuelles) aurait dérapé vers un chaos engendrant cette violence incontrôlée, et diverses remarques visent à établir à quel moment ce dérapage a eu lieu.
En page 240, l'indication temporelle fournie par Mankell est plutôt floue «quelque part dans les années cinquante, il y a une ligne de démarcation», mais le critère retenu est précis «Les politiciens sont devenus des gens de métier». Il est exact qu'en France, dans les deux décennies suivant la seconde guerre mondiale, le personnel politique visible (qu'en était-il pour les plus nombreux qui oeuvrent dans l'ombre ?) était largement issu de la Résistance. A partir des années Pompidou et surtout Giscard, nous avons vu arriver sur le devant de la scène des dirigeants politiques issus de formations spécifiques, la palme revenant aux usines à mafias (paré de l'appellation «carnet d'adresses») que sont l'ENA et Science-Po Paris, générant des politicards mâles ou femelles, de gauche ou de droite, d'un arrivisme effarant.
En page 340, Mankell avance deux autres critères, intimement liés : la réapparition de la pauvreté, liée à la destruction de la famille : «maintenant que l'ère de l'expansion semble passée, et qu'on tire à hue et à dia sur l'Etat-Providence, voilà que la pauvreté sort de son hibernation, que la misère familiale revient. […] Quand nous avons fait voler en éclats la vieille société, dans laquelle la famille avait encore une cohérence, nous avons oublié de la remplacer par autre chose. »
En page 548, l'auteur ramasse ses observations pour formuler son interrogation sur le recours à la violence : «Jeune policier, il croyait dur comme fer qu'on pouvait tout résoudre sans utiliser la violence. Puis progressivement s'était installée une situation où il n'était jamais possible d'exclure le recours à la violence.»
Aurions-nous vécu, des années 1950 aux années 1975 (jeunesse de Wallander) une période exceptionnellement «calme» puisque les trublions s'agitaient dans des cadres politiques plus ou moins virulents mais pas violents, et qu'un dérapage terroriste comme «action directe» ne fut en France qu'une exception ?
Peut-être ne faisons-nous aujourd'hui que renouer avec la violence habituelle des sociétés trop riches qui s'ennuient (tout en créant des poches de pauvreté insondable) ?
Ce serait encore plus inquiétant car la longue pause flaubertienne de 1815 à 1914, entrecoupée de conflits locaux limités, s'est terminée par la Grande Tuerie...