Comme dans une zone frontière terrifiante entre la douleur qui le cisaillait et la volonté désespérée de survivre, on le força à remonter le temps jusqu'à sa première rencontre avec le destin qui venait de le rattraper cette nuit.
Quand on avance, on tient sa lanterne devant soi pour voir où on met les pieds. Mais parfois on doit aussi éclairer les côtés. Pour voir où on ne met pas les pieds.
Il s'imagina que la mort ressemblait à ça : un promeneur nocturne, un promeneur solitaire.
Pourquoi était-il si facile de tuer ? Cela aurait dû être pourtant la chose la plus difficile au monde.
Ce constat le déprimait.
Il avait lu quelque part que la mort était un tailleur discret, silencieusement occupé à prendre les mesures du dernier costume de chacun. Même s'il survivait à l'épreuve, il aurait toujours le sentiment que son temps était compté, et qu'il I'avait su beaucoup trop tôt.
Beaucoup de pilotes de la Royal Air Force étaient morts ; aucun des trois n'aurait pu énumérer tous les amis perdus depuis le début de la guerre. Le fait d'être encore là n'était pas seulement un soulagement. Il y avait une souffrance à jouir de cette vie dont les autres, les morts enfouis sous la terre, avaient été privés.
Mais le soleil, début novembre dans le Härjedalen, se lève bien autour de huit heure moins le quart. On retrouve donc, au milieu de la fiction, un certain nombre de vérités indubitables.
Ce qui était évidemment mon intention.
L’après-midi était déjà entamé quand Stefan en arriva à ce point de sa lecture. En découvrant le paquet dans la remise, il avait tout d’abord pensé à l’emporter dans sa chambre à Sveg. Puis il avait changé d’avis. Pour la deuxième fois, il s’était introduit fans la maison de Herbert Molin en passant par une fenêtre, et il avait débarrassé la table du séjour des fragments de puzzle qui l’encombraient. Il voulait lire ce journal dans la maison détruite, là où il pouvait encore sentir la présence de Molin. A côté du cahier, il posa les trois photographies. Avant de l’ouvrir, il défit le ruban rouge qui retenait les enveloppes. Il y en avait neuf. Adressées sans exception par Molin à ses parents, à Kalmar. Les lettres s’échelonnaient d’octobre 1942 à avril 1945. Toues avaient été expédiées d’Allemagne. Stefan décida de parcourir d’abord le journal.
-J’ai tué un homme ,dit Aron.un homme qui, il y a longtemps ,quand j’habitais encore en Allemagne ,a commis un crime terrible.
Pourquoi l’avait-il dit ? Il n’en savait rien. Une confession via une ligne téléphonique entre un chalet de montagne suédois et un appartement humide et exigu dans le centre de Buenos-Aires, faites à quelqu’un qui n’y entendait rien, qui n’imaginait même pas qu’il puisse se rendre coupable de la moindre violence envers son prochain
Dans les années trente et quarante, la Suède était un pays nazifié au plus haut point. Les juristes d'ailleurs, n'échappaient pas à la contagion. Bach, le grand maître, n'était pas le seul allemand adulé et encensé en Suède. Dans ce pays, les idéaux, qu'ils soient littéraires, musicaux ou politiques, sont toujours venus d'Allemagne. Sauf après la seconde guerre mondiale, quand tout a subitement changé et que de nouveaux modèles ont commencé à nous arriver des États-Unis. Mais ce n'est pas parce que Hitler a mené son pays à la catastrophe que des notions telles que la supériorité de l'homme blanc ou de la haine des juifs, pour prendre deux exemples, ont disparu. Au sein de la génération dont la jeunesse avait été marquée par le nazisme, ces idées ont continué à vivre. Votre père faisait peut-être partie du lot, votre mère peut-être aussi. Et personne ne peut garantir que ces idées ne connaîtront pas un jour une renaissance.