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Citations sur Une vue exceptionnelle (6)

DAVID
Comme souvent, je me suis levé un peu avant toi. Ces heures du petit matin, quand la nuit n’est pas encore tout à fait vaincue, me sont précieuses, j’aime ces moments où tout semble possible, et je ne me lasserai jamais d’observer les reflets des premiers rais de lumière sur l’eau. Cette grande baie vitrée est une bénédiction, ouverte sur le ciel parisien et surtout sur la Seine juste en contrebas, c’est un peu comme si je disposais de la meilleure loge à l’opéra pour moi tout seul, le spectacle est différent à chaque fois, et bien que je prenne plaisir à prolonger le plus possible ce temps à moi dans le silence et la lumière argentée de la nuit finissante, il m’arrive souvent de retourner dans le lit où tu dors encore, je te réveille en te caressant tout en douceur, parfois je te fais l’amour sans prononcer un mot, comme pour partager ces débuts avec toi, ces premiers instants du jour qui renaît, et tu me traites bien sûr de sentimental à la table du petit déjeuner quand je te dis mon bonheur, mais ce n’est pas la seule différence entre nous, car, pendant que j’écris des biographies de musiciens ou d’artistes oubliés dont l’existence ne changera le cours des choses pour personne, tu opères, tu sauves des vies et modifies la trajectoire de tant de biographies, et pas seulement sur le papier. Cette pensée me donne parfois le vertige.
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Alors il est heureux que le secret professionnel m'interdise de donner une nouvelle réalité à un cliché vieux d'un quart de siècle.
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Mon éditeur m'a regardé avec de grands yeux incrédules quand je lui ai dit que j'allais me casser les dents sur cette biographie d'un musicien quasi inconnu du XVIIIe siècle en prétextant que ce n'était pas seulement le manque de document sur Royer qui me posait problème, mais, à travers lui, la question de la création artistique en soi, et comment les êtres les plus ordinaires et insipides accèdent à cette connaissance supérieure des passions enfouies au plus profond de nous et l'expriment ensuite par leur art, par des pièces de musique qui nous font trembler, des tableaux qui nous figent sur place et des mots qui nous giflent au visage. J'ai épargné à mon éditeur - sûr qu'il m'aurait définitivement pris pour un fou - un autre trouble surgi en me penchant sur mon sujet, un trouble qui me donne le vertige tout comme la pièce pour clavecin du même nom, un trouble dont je me demande s'il n'est pas le vrai sujet du livre, et qui remonte à cet après-midi sur l'île aux Cygnes où j'ai découvert en moi un pays inconnu, non, plus même, un continent entier à la dérive, la possibilité d'un autre monde, et le plaisir de me laisser aller à cette tectonique des plaques sans même y réfléchir, et comment ne pas comparer ce mouvement irrépressible déclenché par le regard d'un inconnu me disant "Alors vous me la montrez cette vue ?" à ce qui se passe quand le génie artistique déchire tout d'un coup le voile d'une existence banale et touche à la quintessence de notre condition humaine ?
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Tout le monde ne prend pas plaisir à se remémorer ses années de jeunesse, qui sont rarement aussi merveilleuses que l'on veut nous faire croire.
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J'étais plutôt scientifique, ou les professeurs m'avaient catalogué tel, mais j'avalai ma ration de lecture prescrite par le frère de mon père avec obéissance d'abord, et de plus en plus de plaisir ensuite.
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INCIPIT
ÉMILE
Une vue exceptionnelle, il commença par me dire que son appartement possédait une vue vraiment exceptionnelle. Je trouvais ça incongru dans sa bouche, sur ce banc tout au bout de l’allée des Cygnes où je venais de m’asseoir à son côté. Il avait l’air perdu, mais pas de la manière dont les hommes qui fréquentent cet endroit feignent de s’y être égarés. Je lui souris, ne sachant comment poursuivre la conversation.
En avais-je même envie? Il m’intriguait, la situation était insolite. Je lui souris une nouvelle fois.
Je ne suis pas du genre à m’épancher sur le passé, à me retourner en arrière. Pourtant, depuis quelques jours, je ne cesse de penser à cette première rencontre entre David et moi. Ce n’est nullement l’heure des bilans, il n’y a aucune raison pour cela. Mais, la semaine dernière, j’ai opéré mon jumeau: un homme né le même jour que moi. À quelques heures près, quelques minutes
peut-être, nous avons le même âge. C’était la première fois de toute ma carrière que cela m’arrivait. Quand je lui ai expliqué les risques de l’opération, l’homme s’est mis à pleurer. J’ai vu des patients fondre en larmes ou éclater en sanglots des centaines de fois, et de toutes les manières. La plupart du temps, je suis mal à l’aise et ne sais pas comment réagir, car ma volonté de rassurer ne me dispense pas d’exposer clairement le fait qu’aucune opération au cerveau n’est sans risque et, quand mes explications provoquent une réaction aussi forte, il m’est difficile de préserver cet équilibre entre optimisme et réserve. Aucune tumeur ne s’enlève en un tour de main, comment peut-on imaginer autre chose? Bien entendu, j’aspire à être celui qui guérit, celui qui sauve des vies. C’est le métier que j’ai appris, le seul que j’aie toujours voulu faire. J’ai conscience de ma responsabilité, de mon rôle, et toutefois, je ne me suis jamais tout à fait habitué à ce poids. Quand le regard d’un patient me rappelle entre deux crises de larmes que je suis celui qui tient sa vie entre mes mains, cela m’est insupportable. La neurochirurgie est certes devenue une discipline high-tech, il n’empêche, ce sont encore mes dix doigts qui réussissent ou qui condamnent. Mais cet homme, mon jumeau, ne m’embarrassa pas, comme tant d’autres avant lui, qui ont bruyamment exprimé leur angoisse. Il me toucha, pleurant ainsi en silence. «Ce n’est pas pour moi que j’ai peur. Je sais qu’une mort sur la table d’opération serait sans douleur. Je pense à mes enfants si vous... si l’opération ne marche pas. C’est trop tôt pour eux, ils ne sont pas prêts. J’ai encore des choses... des choses à vivre avec eux... » Il s’arrêta net, s’excusa, se ressaisit.
Un peu plus tard, je vérifiai dans son dossier médical: trois garçons, tous les trois encore étudiants. Aucune trace de leur mère dans les numéros d’urgence qu’il avait indiqués. En cas de décès, j’aurais à prévenir l’aîné. Vingt-trois ans. Je savais qu’il me faudrait chasser cette idée de mon esprit avant d’entrer au bloc. Cela n’avait aucun sens non plus de lui accorder un statut particulier du fait de sa date de naissance. Nous avions le même âge, et alors ? Aucune comparaison n’était possible. C’était un patient comme un autre. L’opération s’est bien déroulée. L’homme est en rémission et je pourrai bientôt le rendre à ses trois garçons.
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