Le mystère de la femme coupée en 2 reste entier
Le 15 janvier 1947, la police de Los Angeles retrouve, abandonné sur un terrain vague, le corps d'Elizabeth Short sectionné en deux parties, exsangue et présentant d'effroyables traces de tortures.
Rapidement, les journaux vont surnommer la victime, "Le Dahlia noir", pour des raisons sans doute multiples : sa chevelure très foncée (teinture noire additionnée de roux), une fleur qu'elle portait dans ses cheveux et la proximité de ce fait divers avec l'intrigue du film "Le Dahlia bleu" sorti durant cette période.
L'auteur de ce crime atroce n'a jamais été retrouvé. Depuis, les enquêtes et les hypothèses pullulent, et parmi les livres qui ont relancé l'histoire, figure indéniablement au premier rang, "Le Dahlia noir" de
James Ellroy, l'auteur restant à jamais marqué par la similitude de cette affaire avec l'assassinat de sa propre mère.
L'objectif clairement affiché par Run et
Florent Maudoux, les auteurs de cette BD, est d'aller au-delà de cette légende noire en rendant hommage à la vie d'Elizabeth Short, complètement occultée par sa fin tragique, ensevelie sous son mythique surnom. S'intéresser à la victime plutôt qu'à son avatar.
"Short Story" est un album de qualité et un projet ambitieux, qui souffre toutefois selon moi, de quelques défauts gênants.
Édité en grand format, couché sur un beau papier épais, avec un dos toilé, l'objet présente très bien.
Qualitativement irréprochable, il est bâti autour d'une évocation chronologique de la vie d'Elizabeth Short, avec pour chaque date importante, un renvoi explicatif, des documents dont de nombreuses coupures de journaux, des dessins et pour certaines parties, quelques planches de BD. C'est donc un ouvrage très qualitatif, remarquablement conçu et qui inspire le respect.
Côté dessin,
Florent Maudoux assure. Sa reconstitution et son parti pris graphique assumé de faire revivre les années 40 aux couleurs sépia, sont de toute beauté. La fin terrible est retranscrite avec beaucoup de délicatesse.
En revanche, j'ai plus de réserves sur le travail de Run.
Sur l'objectif poursuivi, d'abord.
Si personne n'a sans doute jusqu'à présent, autant fouillé autant la vie de cette jeune femme, c'est surtout - et on peut le déplorer- parce que le Dahlia noir fascine morbidement et phagocyte Elizabeth Short.
Dans ces conditions, je trouve un peu vaine la volonté louable de rendre hommage à l'individu plutôt qu'à la macabre légende. Et ambiguë. Car au fond, le portrait dressé de cette jeune femme n'est pas particulièrement flatteur dans la mesure où elle apparaît au mieux naïve, paumée, d'une beauté relative, allumeuse de soldats, mythomane...et rêvant d'une carrière hollywoodienne sans jamais l'avoir approchée, même de loin.
Sur la démonstration par abondance de documents, ensuite.
C'est entendu, Run s'appuie sur une documentation conséquente et la reconstitution fourmille de détails. Run ne manque pas d'insister sur cet aspect de son travail et on sent qu'il veut montrer le sérieux de son enquête retranscrite ici, qui s'appuie notamment sur les documents du FBI déclassifiés.
Mais je trouve toutefois qu'il en fait un peu trop. Quel intérêt de publier sur deux pages, sa correspondance par mails avec des interlocuteurs américains, son traducteur pour s'assurer de tel ou tel point de détail ? Comment peut-il se montrer aussi affirmatif dans ses reconstitutions et sous-titrer son ouvrage "La véritable histoire du Dahlia Noir" ? Car il a beau avoir réuni tous les documents de la terre, tout recoupé…Run a quand même dû lui aussi, remplir des blancs et imaginer.
Et quand Elizabeth Short devient tragiquement le Dahlia Noir et que Run s'intéresse à l'enquête criminelle, c'est pour sembler considérer qu'avant lui, rien de sérieux n'a été produit. Il démolit différentes hypothèses, tout en se gardant d'en avancer une ou au contraire, se lance dans des spéculations pour le moins hasardeuses telles que celle qui conclut le passage sur le Dr Walter Alonzo Bailey, qui ressemble à un cauchemar hitchcockien imaginé par
Dali.
Bref, on en sait beaucoup plus sur Elizabeth Short, mais pas sur l'énigme persistante du Dahlia noir.
Enfin, dernier reproche, le texte qui accompagne le fil chronologique est tellement ampoulé, qu'il en devient souvent ridicule : "les eaux du Pacifique lui renvoient l'image…les rayons du soleil se perdent dans la mer et font miroiter les reflets aveuglants du rêve californien", "les murmures de la mer se font toujours entendre derrière les palmiers d'Ocean Drive. Les vagues balaient la plage et effacent toutes traces dans le sable", "Mais Matt ne quitte pas le coeur de la jeune femme, fantôme d'encre dans des souvenirs de papier", "Devant les miroirs anonymes, elle colore ses lourdes boucles en noir, puis en rouge, jusqu'à ce que la lumière, dans les méandres de sa chevelure, se pare de teintes rousses et carmin, comme un crépuscule ensanglanté sur une mer sépulcrale", "La femme la plus seule de la planète reprend sa route dans l'ombre de ses désillusions"…Arlequin n'a qu'à bien se tenir !
Au final, malgré toutes mes critiques, je considère que "Short Story" reste un très beau livre, sérieux, très bien réalisé et pétri de bonnes intentions. C'est d'autant plus dommage que des détails agaçants troublent un peu le plaisir.