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Mon coeur serré comme une sardine - ou -
Je ne veux pas partir - est un véritable petit trésor littéraire, à côté duquel je serais vraisemblablement passé sans la proposition qui m'a été faite par Babelio de le découvrir.
Je crains un peu les romans dans lesquels la narration se fait à travers le regard et les mots d'un enfant. Pour l'auteur, cet exercice est un périlleux acte de funambulisme effectué sur une ligne de crête où se joue, presque à chaque mot, la crédibilité de l'histoire. le secret, s'il en est un outre le talent, c'est de garder à l'esprit "que la différence entre l'enfant et l'adulte, c'est la taille de son jouet." Et il m'a fallu convenir passées ces premières lignes, que
Karen Merran avait non seulement réussi à garder l'équilibre, mais que l'artiste écrivaine avait réalisé un brillant numéro de haute voltige.
Nous sommes au printemps 1967 à Safi, ville portuaire de l'ouest marocain, située juste au-dessus d'Essaouira sur la côte atlantique et de Marrakech à l'intérieur des terres. C'est le pays de la sardine ( mais pas que) et c'est aussi le pays des potiers ( son argile rouge est, dit-on, la meilleure du monde ). C'est là que vivent Jacob, le narrateur, Juif marocain de huit ans et son meilleur ami Brahim, du même âge, Marocain musulman.
Ces deux enfants vivent dans la parfaite harmonie qui peut habiter l'âme et le coeur de deux enfants de cet âge dans un petit coin pas très éloigné de ce qui pourrait ressembler au paradis sur terre.
Jacob a un père qui travaille dans le commerce céréalier, une mère qui est à elle seule la Gault et Millau surétoilée de cette localité ; sa dafina fait saliver d'envie tous les Safiotes.
Il a six soeurs toutes plus âgées que lui, et chacune d'elles est "un échantillon représentatif" de ce à quoi peut ressembler cette jeunesse féminine juive marocaine de la fin des années 60.
Il a des oncles, des tantes, des cousins et un papi qui " collectionne des collections".
La famille est très soudée autour des valeurs familiales et religieuses ancestrales où le judaïsme est une bible de vie ( formulation maladroite mais ni blasphématoire ni irrespectueuse).
Brahim est le fils d'un potier. de condition plus modeste, il ne va pas à l'école et aide son père, essentiellement en livrant les fruits de son travail. Il a des frères, dont l'un est policier.
Les familles se connaissent, se rencontrent en de rares occasions et s'entendent.
Leurs vies s'écoulent au rythme de l'école pour l'un, des livraisons pour l'autre, de leurs jeux, des repas familiaux, de la synagogue et de la mosquée.
Entre les osselets, les baignades, les glaces, les rêveries et les quelques bêtises suggérées par leurs imaginaires enfantins, aucune "poutre aux lourdes tonnes de fer ne semble vouloir venir murer l'horizon."
C'est sans compter avec la rudesse d'un monde qui, sans se préoccuper de préserver les rêves des enfants, s'emploie à perpétuer des cauchemars qui, "à chaque génération, font retomber l'humanité en enfance."
Le 5 juin 1967 éclate la guerre des Six jours entre Israël, l'Égypte, la Syrie et la Jordanie.
S'exacerbe alors le nationalisme arabe, d'autant que l'agresseur est Israël qui a lancé une offensive préventive. le Maroc qui est signataire et a rejoint la Ligue Arabe depuis 1958 entame une campagne de presse anti israélienne et antijuive.
Deux des soeurs de Jacob sont emprisonnées et "malmenées". Elles doivent confesser appartenir à des organisations aidant les Juifs marocains à gagner clandestinement Israël et avoir célébré par des chants la victoire de l'État hébreu.
C'est au frère de Brahim, le policier, qu'elles vont devoir leur "salut".
Pour beaucoup de Juifs marocains, c'est le début d'un nouvel exode.
Jacob pressent la menace et s'efforce de l'exorciser par la pensée magique dont il est un fervent adepte et un pratiquant assidu.
Prétextant de courtes vacances d'été en France, la famille quitte le Maroc pour s'installer à Paris.
Jacob, qui n'en a rien su avant d'être sur le bateau qui l'éloigne de son pays perdu, est malheureux comme les pierres. Il n'a pas pu dire au revoir à Brahim. Il n'a qu'une idée en tête : retourner à Safi.
L'installation et l'intégration vont être une épreuve que chacun tentera de surmonter "à sa façon" ; les racines et la culture ont besoin d'un long et quelquefois douloureux apprentissage pour que prennent les greffes.
Grâce à la visite de son papi, il va pouvoir rétablir un contact épistolaire avec Brahim... jusqu'au jour où il apprend que la maison familiale de son ami a été ravagée par les flammes...
À vous de terminer l'histoire !
C'est un roman qui fleure bon avec une époque et qui ne la trahit pas. J'avais quatorze ans au moment de la guerre des Six jours... je m'en souviens comme si c'était hier.
J'ai par ailleurs habité au Maroc, y suis retourné à plusieurs reprises, et il est bien tel que Karen Murran nous le raconte.
Dans l'épilogue de son roman, qui est, si j'ai bien compris, un peu beaucoup l'histoire de son papa, mais aussi l'histoire de ces Juifs chassés d'Espagne par Isabelle la Catholique en 1492, elle nous montre et si besoin nous démontre que cette civilisation juive qui avait trouvé refuge, pour beaucoup d'entre eux, dans les pays arabes, était installée dans ces pays depuis presque cinq siècles, avait contribué à leur essor, à leur prospérité et que le voisinage y était bon.
Seuls l'idéologie et les excès que celle-ci engendre ont conduit plus de 600 000 Juifs à s'expatrier, depuis 1948, qui vers Israël qui vers la France ou le Canada pour l'essentiel.
Récit nous est fait des rôles de Mohamed V, de
Hassan II, du Sionisme, de
De Gaulle dans cette crise géopolitique.
De plus, en s'interrogeant sur le pourquoi de cet exil marocain, sa seule réponse est "la peur".
La guerre des Six jours fut une première semonce, celle du Kippour en octobre 73 une seconde plus inquiétante encore.
En retrouvant la famille Benshimon à Paris entre septembre 67 et janvier 68, j'ai revécu ce que j'avais vécu moi aussi de mon côté à Paris. Et je me suis dit que j'ai peut-être croisé Jacob... quelque part dans la capitale en défilant avec la Ligue Communiste révolutionnaire.
Un livre hommage, un livre témoignage, un livre amour. Un livre bien écrit, avec un gros coeur, beaucoup de talent et de tendresse.
Un livre qui prouve une fois de plus que si "la discorde est le plus grand mal du genre humain, la tolérance en est le seul remède.” (
Voltaire )
Un très beau livre, qui vous serre le coeur comme une sardine !