Résilience

— Excusez-moi de vous interrompre, mais le terme « condamné » n’a jamais fait partie de notre vocabulaire. C’est un mot qui fait référence à un état irréversible. Si effectivement un territoire pollué radioactivement peut être dangereux pour toute forme de vie pendant des centaines de milliers d’années, la radioactivité disparaît malgré tout un jour ou l’autre, même si cela se fait à l’échelle de dizaines ou centaines de millénaires.
— Disons qu’en utilisant ce terme je me réfère à l’échelle de vie humaine.
— Je pense que ce qui justifie notre action est justement lié à cet état d’esprit que nous partageons tous et qui consiste justement à ne pas penser à l’échelle d’une ou deux générations : nous agissons pour que la vie soit à nouveau possible un jour dans ces régions… Tous les êtres humains ne pensent pas forcément à l’échelle de quelques années comme le faisaient nos politiques…
— Ce qui est probablement l’une des causes de la catastrophe, nous vous l’accordons. Toujours est-il que cette vision à court terme a toujours été caractéristique des...
— Il y a des précédents historiques, vous savez : les cathédrales se bâtissaient sur plusieurs générations en Europe, et leurs ouvriers savaient pertinemment qu’ils ne les verraient jamais terminées. Cela ne les a pas empêchés de les édifier pour autant.

– Merrick… Vous êtes également un bon élément, vous le savez ; vous n’êtes pas ici par hasard. Essayez de passer outre ces gamineries et respectez ses ordres pour ce qui est de la sécurité, bon sang ! Il ne fait qu’appliquer ce que je lui ai demandé de faire.

Merrick baissa la tête, comme un enfant qui se serait fait réprimander.

– Oui, monsieur. Mais vous ne pourrez m’empêcher de demeurer méfiant envers lui… Je n’ai pas confiance, c’est tout.

– Vous êtes parfaitement libre de penser ce que vous voulez, Merrick. Je vous demande juste de calmer le jeu pour éviter que la situation ne dérape.

omment ces personnes avaient-elles pu trouver la volonté nécessaire pour survivre tout en étant persuadées que personne ne viendrait les secourir ? L’histoire récente était tristement riche en accidents au cours desquels des individus s’étaient retrouvés piégés dans des environnements clos et exigus : mineurs coincés au fond de leur site d’extraction, spéléologues isolés dans une grotte par une brusque montée des eaux, ou même enfants enfermés par de sadiques pédophiles des années durant… Quasiment à chaque fois, l’expérience avait montré que les individus en question avaient pu survivre des jours, des mois, voire des années grâce à l’espoir d’être secourus. Sauf que dans le cas présent, cet espoir n’avait plus lieu d’être… Par conséquent, où ces personnes avaient-elles pu trouver la force nécessaire pour ne pas se laisser gagner par la folie ?

Ils étaient en tout et pour tout sept. Sept survivants à avoir été retrouvés par miracle sains et saufs après deux ans de quasi-captivité dans un bunker militaire situé en région parisienne, autrement dit, en pleine zone rouge1. Leur découverte avait eu lieu totalement par hasard par l’équipe de Merrick trois semaines plus tôt, lors d’une mission de décontamination MDS Europa. Les hommes effectuaient une prospection sur un site militaire où ils pensaient trouver du matériel nucléaire à démanteler. Si les installations en question s’étaient révélées vides de tout matériel sensible, l’équipe avait en revanche eu la surprise, toujours d’après les dires de Merrick, de capter un signal radio émis en boucle dont ils avaient rapidement réussi à localiser la source.

Quand il arriva, plusieurs de ses hommes étaient réunis autour des postes de travail, à observer les moniteurs qui affichaient les vues de différentes caméras de surveillance situées à l’extérieur des hangars. Tom se rapprocha et découvrit sur les écrans de contrôle ce qui accaparait toute l’attention de son équipe, en l’occurrence, les véhicules de la dernière expédition MDS se dirigeant vers les douches de décontamination.

— Y a pas à dire, ils sont tout de même costauds, ces piafs, avait lancé Tony sur le ton de l’humour. Ils ont survécu à la crise d’il y a soixante-cinq millions d’années, alors que la plupart des dinosaures avaient terminé en toasts, et voilà qu’ils résistent encore à cette nouvelle extinction. Faudra qu’on m’explique un jour comment ils font !

Frédéric eut très certainement raison de ne pas vouloir se mêler à ces gens en furie qui, de manière totalement irraisonnée, avaient décidé de s’en prendre aux employés de cette société, symbole de l’énergie nucléaire en France.

Il était fort probable que les personnes piégées à l’intérieur de l’immeuble n’étaient que des civils totalement innocents n’ayant aucune responsabilité dans la catastrophe en cours.

Voilà une analyse dont s’était apparemment affranchie cette foule enragée, qui souhaitait seulement trouver un bouc émissaire pour en découdre et satisfaire un irrépressible besoin de vengeance.

— [...] les Japonais se sont battus jusqu’au bout et ont réussi à éviter le pire en maintenant les réacteurs dans un état d’arrêt à froid – techniquement, on m’a expliqué que cela signifiait qu’ils ont réussi à faire descendre la température interne des réacteurs en dessous de 100 °C. Ce que vous ne comprenez apparemment pas, monsieur le ministre, c’est que si cela venait à se produire dans toutes nos centrales, vous pourriez fuir où vous le voudriez sur cette planète : vous ne trouveriez aucun refuge.

— Et à Tchernobyl, comment avaient-ils fait ?
— A Tchernobyl, non seulement la plupart des liquidateurs ne savaient pas trop à quels risques ils étaient réellement exposés, mais en plus, on ne leur avait pas vraiment laissé le choix. L’armée ne faisait pas dans la dentelle, à cette époque.
— Sans compter que, si je me souviens bien, pour maîtriser Tchernobyl et mener à bien l’enfermement du réacteur dans son sarcophage, les autorités ont au final mobilisé plus de huit cent mille liquidateurs.
— Huit cent mille !

— Nous savons que trente-deux des pompiers qui intervinrent sur l’incendie du toit de Tchernobyl sont morts d’irradiations aiguës dans les semaines qui ont suivi l’accident, commença-t-elle. Lors de la conférence de Vienne, qui eut lieu en août 1986, les autorités soviétiques avaient tenté de simuler l’impact sanitaire en se basant sur le modèle Hiroshima-Nagasaki et les relevés effectués au niveau du sol. Ils étaient parvenus dans un premier temps à une estimation de quarante mille décès à venir, des suites de cancers multiples. Ce chiffre avait provoqué une levée des boucliers des lobbies, qui avaient réussi à faire redescendre cette prévision à quatre mille décès probables lors de la seconde conférence de Vienne, qui eut lieu deux mois plus tard… Un chiffre qui apparaît, je vous le concède, odieusement ridicule aujourd’hui. En réalité, si nous nous fions à des données émanant des Nations unies, en avril 2000, Kofi Annan avançait le chiffre de plus de sept millions de personnes touchées… Et ce chiffre continue régulièrement d’être revu à la hausse par l’OMS, car Tchernobyl continue de faire des victimes aujourd’hui encore dans toute l’Europe. Ce dernier chiffre demeure cependant une estimation, et un certain flou semble subsister, disons-le clairement. Et puis il faudrait savoir de quoi on parle : de victimes avérées ou de victimes probables ? Le problème, encore une fois, c’est que l’OMS, comme le disait Catherine, n’a jamais pu dévoiler toutes ces données, du fait de ces accords signés avec l’AIEA.