Premier ouvrage de
Montesquieu. le contenu est très composite, voire désordonné : politique, histoire, religion, comparaison des cultures… et contrairement aux oeuvres qui suivront, il relève moins d'analyses documentées que de premières réflexions, brutes. Ces lettres semblent contenir comme l'actualité de pensée de l'auteur, comme un journal. Sans doute conscient de la non-scientificité de ses réflexions, de la jeunesse de sa pensée politique encore en formation et de ses techniques d'écriture que
Montesquieu use du détour de la fiction littéraire.
Pour exprimer son point de vue philosophique sur la situation politique de son pays,
Montesquieu va mêler trois ressorts littéraires particulièrement à la mode : l'écrit épistolaire, l'orientalisme et le récit de
voyage. Si les Lettres portugaises en 1869, tout comme Les Lettres d'amour entre un noble et sa soeur en 1684 en Angleterre, tous deux parus anonymement, avaient fait grand bruit, c'est sans nul doute L'Espion turc (1684), de
Giovanni Paolo Marana, célèbre roman épistolaire dans lequel un turc informe par lettres des moeurs de l'Europe, qui inspire le schéma des
Lettres persanes à
Montesquieu. Les lettres permettent de donner un effet de réel à la fiction en faisant croire au lecteur qu'il entre dans la discussion intime de vrais hommes et femmes. Ajoutons pour comprendre le contexte littéraire la vogue de l'orientalisme, avec le succès énorme des Mille et une Nuits d'
Antoine Galland (1704-1717) –
Montesquieu joue sur l'érotisme exotique du sérail – et celle des récits de voyage (on sait que
Montesquieu a lu le Voyage en Perse de
Jean Chardin en 1707).
Mais ce roman épistolaire semble un prétexte à l'écriture, un moteur. Comme si chaque lettre avait été le lieu d'un entraînement à la réflexion et à l'expression sur un sujet offert par ses lectures ou par l'actualité politique. L'auteur crée une situation d'énonciation propre à développer un sujet, créant parfois de nouveaux personnages pour le traiter. C'est peut-être ce qui donne cet entrelacement de thèmes et d'expéditeurs. le livre n'est sans doute pas planifié (peut-être l'intrigue finale du sérail) et certains personnages épistoliers apparaissent pour évoquer un nouveau sujet qui ne sera plus développé par la suite, et ne réapparaissent donc plus. Ce roman, c'est l'atelier de formation intellectuelle de
Montesquieu.
Pour s'exprimer à loisir sans craindre la censure, il utilise le détour de la fiction mais également le subterfuge du décentrement : il place son regard critique dans les yeux de voyageurs venus d'un pays lointain et qui donc peuvent s'exprimer avec des yeux naïfs et des paroles de blasphème sans craindre les foudres des discours d'autorité (toutefois le roman sera publié anonymement à Amsterdam). Plus encore, le décentrement permet de bloquer les réflexes d'analyses des lecteurs : pour lire ces lettres, ils acceptent de se mettre à la place des personnages et intériorisent leurs point de vue sur le monde et réfléchissent à partir de ce nouveau centre. Ils ont donc suspendu leur jugement automatique résultant de leur éducation et sont peut-être arrivés à un avis totalement contraire à celui qu'ils avaient. le résultat obtenu ainsi est le relativisme culturel : nos opinions et jugements moraux sont totalement dépendants de notre bain culturel, de notre situation sociale ou géographique… Il n'y a à priori pas de valeurs morales universelles. (A peu près à la même époque,
Jonathan Swift use d'une technique semblable, mais inversée – c'est un Anglais qui voyage et découvre des civilisations extraordinaires qui le font réfléchir et relativiser –, pour exprimer ses opinions politiques dans les
Voyages de Gulliver, écrit en 1721).
Mais ce roman n'est pas seulement un jugement sur la France,
Montesquieu compare et critique aussi certains aspects du mode de vie des pays musulmans, notamment les interdits alimentaires mais surtout la domination de l'homme sur les femmes, enfermées dans un harem, la polygamie, les eunuques… alors que ce dernier aspect est au contraire généralement fantasmé par ses contemporains orientalistes. Il va au contraire admirer leur simplicité, leur humilité, leur respect, au contraire du mode de vie européen, de sa modernité excentrique, de l'hypocrisie de la Cour, des intrigues politiques, de la culture de l'apparence…
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