Voici l'histoire d'Amira, c'est elle
La mauvaise herbe...
Yves Montmartin a eu la gentillesse de m'inviter à lire son dernier roman et je l'en remercie chaleureusement. Il n'y a sans doute pas de hasard dans cette rencontre, car cela fait écho à d'autres récits récents qui m'ont emporté dans la même émotion et la même révolte...
Le récit démarre presque comme un conte de fées, dans la fraîcheur d'un jardin potager où la candeur d'une petite fille de cinq ans, Amira, nous donne rendez-vous aux premières pages de ce récit. C'est une enfance délurée sous le soleil de l'Algérie. Amira la narratrice, pleine de vie, nous invite dans ce voyage qui traverse les saisons et les années. D'ailleurs, ce sont bien quatre saisons qui forment l'ossature de ce texte, quatre saisons cueillies dans l'existence d'Amira comme des poignées d'herbes folles.
Nous passons de l'insouciance des premières pages, à l'éveil, le désir d'une vie portée vers l'amour des livres, l'amitié, la joie simple et pure de vivre et d'aimer cette vie éprise de liberté et d'indépendance... Choisir son existence, gouverner son destin, telle est l'itinéraire que se donne Amira, choisir celui qu'elle aimera et qui l'aimera, celle qui rêvait adolescente de décrocher le prix Goncourt, mais qui malgré tout deviendra professeure de français...
Pourtant...
« Mademoiselle Hachouri, je vous souhaite la bienvenue dans mon établissement. Vous allez enseigner la littérature française, belle matière ! Cependant, je vous demanderai de respecter à la lettre le programme édicté par le ministère. La richesse des auteurs francophones est immense, mais certains ne conviennent pas à l'éducation des jeunes filles telle que nous la concevons dans le respect du Coran. Je pense que vous m'avez bien compris. »
Être femme là-bas et vouloir être maîtresse de son destin, comme sa tante Nour, c'est un peu ressembler à de
la mauvaise herbe... Oui une mauvaise herbe, comme celles que son père lui apprenait à déraciner dans le jardin de son enfance pour laisser place aux légumes qui avaient seuls droit de cité parmi le potager. Être femme là-bas, puis plus tard de l'autre côté de la Méditerranée...
Mais dans la religion d'Amira, refuser de se marier, comme pour d'autres femmes éprises d'indépendance, c'est aussi consentir à ne jamais avoir d'enfant...
« La vocation des femmes est le mariage, la procréation et la satisfaction des désirs des hommes.
Tel est l'enseignement du Coran. Voilà ce que Nour a refusé de vivre en rejetant toutes les propositions de mariage. Rester libre, ne pas être soumise. Tant pis si on la nomme Bayra, la périmée. »
Car là-bas ou ailleurs, c'est presque pareil pour certains itinéraires de femmes... Comment faire la part des choses entre le poids des traditions, du patriarcat d'un autre âge, des religions faites par des hommes, pour des hommes, dominées par ceux-ci à tous les endroits de la vie, depuis la sphère familiale dans sa dimension la plus étendue jusqu'à l'intime des draps, des étreintes forcées et de la violence... Comment faire la part des choses ?
Cela pourrait ressembler à un conte d'un autre temps, l'obscurantisme qui est décrit ici ne nous ferait-il pas penser aux temps les plus reculés, au Moyen-Âge, à supposer que notre représentation médiévale, sans doute erronée, soit celle d'une époque obscure et barbare... ? Mais non, ce récit nous fait vaciller dans l'horrible réalité contemporaine, Amira est née en 1994...
Parfois nous devinons des existences bridées, brisées, derrière ces silhouettes dociles et soumises que nous croisons dans la rue ou au supermarché, marchant dans les pas de leurs époux... des femmes emmurées qui n'ont d'autres choix que de consentir à cette réclusion à perpétuité...
Parfois, je rêve que l'une d'elle fasse un pas de côté, sorte du rang, arrache son niqab, offre un visage ruisselant de gourmandise, dégaine de sa burqa le Journal d'
Anaïs Nin et le tende comme une bravade à la face offusquée de son geôlier...
Anaïs Nin, j'exagère un peu forcément, ne serait-ce que le Petit Prince, ce serait déjà une transgression...
« Je t'interdis de retourner à la bibliothèque, a-t-il hurlé, si tu tiens à lire, tu as le Coran. »
Ici j'entends encore venir derrière les pages du récit les voix de Nour, Hadjila, Loubna, Amira... Comment faire la part des choses lorsque les femmes elles-mêmes, les mères, les belles-mères, les soeurs et belles-soeurs sont complices de cette barbarie et reproduisent à leur tour l'univers qui les a broyées...? Comment appeler à une sorte de sororité qui serait plus forte que cette barbarie animale ?
Comment passer de l'innocence d'un conte de fées à l'effroi d'une vie glaciale comme un fait divers ?
Comment passer des jours gorgés de soleils et de désirs, à l'enfermement... jusqu'à perdre l'âme, jusqu'à perdre la vie, la vraie vie... ?
Pourquoi ?
Je ne comprends pas, je suis perdu dans mes questions qui ne trouvent pas pour l'heure de réponses.
Ce récit est un cri viscéral, celui d'une femme, celui de plusieurs femmes, celui des femmes opprimées par des lois grégaires, obscènes et absurdes, hélas plus fortes que la raison, la liberté, plus forte que la vie, bafouant les fondamentaux mêmes de notre République, tuant parfois aussi hélas...
J'ai été emporté par le récit prenant, le rythme soutenu de l'écriture d'
Yves Montmartin, sa manière nuancée de nous dépeindre avec justesse les personnages convoqués tour à tour dans ce texte...
Je voudrais que ces pages ne soient pas vaines, comment les transformer en clés pour ouvrir ces portes cadenassées, délivrer les coeurs et les corps emprisonnés de voiles, de certitudes et de barbarie. Chaque mot doit être un pas vers la lumière. Les livres sont faits pour cela aussi...
Définition du dictionnaire pour
la mauvaise herbe :
1. Toute plante non cultivée qui concurrence les plantes cultivées.
2. Personne qui suit une mauvaise pente ou qui a mal tourné.
« Une mauvaise herbe est une herbe qui sort du rang. »