Dans le wagon à bestiaux, les hommes s'entraînaient à se saouler, et les femmes à chanter tout leur saoul :
Il fleurit le bois-gentil
Dans le fossé enneigé
Les mots que tu m'as écrits
Ne cessent de m'affliger
A force de rabâcher ce refrain solennel, on ne savait plus si on le chantait pour de bon, vu que l'air ambiant chantait. Le refrain nous clapotait dans la tête, adoptait le rythme du train, blues du wagon à bestiaux et, sur des kilomètres, chant du temps qui marche. Ce fut la chanson la plus longue de ma vie, les femmes la chantèrent pendant cinq ans, et lui donnèrent le mal du pays que nous avions tous.
Mon trésor le plus lourd est ma force de travail. Cette inversion du travail forcé est un échange salvateur. J'ai en moi un forcené de la grâce qui est un parent de l'ange de la faim. Il sait le moyen de dresser tous les autres trésors. Il me monte au cerveau, me pousse à être envoûté par la contrainte, car j'ai peur d'être libre.
Mon crâne est un terrain, celui d'un camp, je ne peux pas en parler autrement.
Si le camp m'a laissé repartir, c'est à seule fin de créer la distance voulue, de s'amplifier dans ma tête.
Rien de tout ça ne me concernait. J'étais enfermé en moi et j'en était expulsé, je ne leur appartenais pas et je me manquais à moi-même.
Pour pouvoir raconter quelque chose, il faut d'abord s'en dessaisir.
Puis l'épuisement nous tombe dessus, comme un coup sur la tête. Une fois lasse, la fierté rend triste. Étrillée, elle se rabougrit jusqu'à la fois suivante.
Ainsi va le monde : comme on n'y était pour rien, personne n'y pouvait rien.
Il y a des mots qui font de moi ce qu'ils veulent. Ils sont très différents de moi, et leurs pensées sont différentes d'eux. S'ils me viennent à l'esprit, c'est pour me rappeler qu'il y a de premières choses qui en appellent des deuxièmes même si je suis loin de le vouloir. Le mal du pays. Comme si j'en avais besoin.
Depuis longtemps, j'ai appris à mon mal du pays à garder les yeux secs. Et maintenant, je voudrais par-dessus le marché qu'il n'ait pas de maître. Pour qu'il ne voie plus mon état, ne me demande plus de nouvelles de ceux qui sont à la maison. Pour qu'il n'y ait plus de gens, dans ma tête, mais rien que des objets. Que je pourrais déplacer ça et là sur le point sensible, comme on bouge les pieds en dansant La Paloma. Les objets sont petits ou grands, parfois bien trop lourds, mais ils ont une mesure.