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Critique de davidomi


(Je commente ici l'édition Grasset, qui réunie 7 livres. Lus comme si il s'agissait d'un seul ouvrage)

Il n'y a pas juste une continuité entre les 3 premiers « tomes », il me semble, après lecture, inconcevable de ne pas les voir comme une entité unique (Je parle de la Neige de L'amiral, Ilona vient avec la pluie et Un Bel Morir)
le 4ème opus n'a de mon point de vue rien à faire ici ; l'éditeur a sans doute suivi un ordre chronologique de parution (qui n'est pas l'ordre chronologique de ces histoires) alors qu'il aurait dû au mieux mettre ce 4ème roman (La Dernière Escale du Tramp Steamer) en fin de recueil, comme une annexe très optionnelle (à noter que Maqroll le gabier n'y est que brièvement évoqué)
5ème, 6ème et 7ème livres :
Dans les 3 derniers livres, même si on retrouve notre héros ou ses amis, cette vie de voyages , de bars et de putes, et même si cela reste de bons romans, il me semble que l'auteur a perdu une part de ce qui faisait la singularité des 3 premiers. Il faut dire que Mutis tue son héros à la fin du troisième livre (une mort à l'image de ses pérégrinations, dérisoires et majestueuse (théâtrale)) Et que sans doute quelque chose s'est-il cassé à ce moment (chez l'auteur et chez le lecteur ?) même si l'envie de raconter reprend Mutis plus tard, notamment à travers les amis (nombreux) du Gabier (comme le tramp steamer, le vieux cargo déglingué qui parcours le monde sur le même mode fataliste, lui aussi à bout de souffle, comme semblant ne pas ignorer que la fin du voyage est proche) ceux à peine croisés, ceux dont on a entendu parler. Et l'on revit donc le héros à travers d'autres points de vue, d'autres regards. Dans ces livres « pour la nostalgie ».
C'est plus l'aventure dans ces 3 derniers livres-là que la pensée intérieure qui est mise en avant (le Gabier n'est plus le personnage principal, dans certains des livres il est à peine évoqué) l'écriture a perdu son caractère introspectif, marque de fabrique pourtant des premières aventures du Gabier.
Jusqu'au dernier tiers du livre 7 : On a l'impression que l'auteur n'écrit plus qu'en pensant à ses lecteurs fans du héros. A ce qu'il pense devoir leur donner. Il y raconte une année durant laquelle le gabier s'occupe du petit garçon de son ami décédé, Bashur. On y a droit à tout ce que l'auteur avait su éviter dans les 3 premiers romans : du larmoyant, de l'apitoiement sur soi, des sentiments faciles, le héros est devenu une caricature, un simple personnage de roman… Mutis voudrait donner du sens à la fin de vie de son héros alors qu'elle n'en a jamais eu : ça ne tient juste pas debout.
Sans doute que l'auteur a vieilli et que comme pratiquement tous les vieux, il a les yeux rivés sur la mort (« regarder déjà dans la fosse » comme dit Pouchkine dans La Fille du Capitaine). D'où l'apitoiement sur soi et le besoin à tout prix de vouloir encore plaire aux autres (se raccrocher aux autres)
Avant cette fin égarée, on peut quand même y trouver intérêt de lecture, en lisant par exemple ces livres comme l'impossibilité de l'auteur à dire définitivement adieu à ses créatures (le rapport à sa propre mort encore) à sa créature qu'il vient pourtant de tuer. Sans doute qu'il y a trop de part de la vie de Mutis dans Maqroll. Un double fantasmé comme chez Maupassant, Leblanc et bien d'autres ?

Donc : La Neige de L'amiral, Ilona vient avec la pluie et Un Bel Morir
Je me concentrerai sur les 3 premiers livres qui pour moi sont l'histoire de Maqroll le gabier, jusqu'à sa fin (Mutis s'en tirera par la suite en expliquant que la mort du gabier avait déjà été maintes fois annoncée, donc cela facilite la résurrection nécessaire à la poursuite de la vente de livres)

De quoi ça parle ? On est là dans la mythologie du héros errant, face à ses douze travaux comme Héraclès, ou à la recherche de la vie éternelle comme Gilgamesh, qui jamais ne trouve au bout de la route leur Graal. Car, qu'ils soient roi ou demi-dieu, ils sont tous esclaves (au propre ou au figuré) de quelque chose qui les dépasse.
Quand s'ouvre le livre 1, l'auteur donne déjà toute une existence à son héros, toute une vie de mésaventures (plus que d'aventures) grotesques . Les romans ont tous cette construction particulière : ils ne commencent pas avec le début d'une aventure et ne finissent pas avec cette aventure. Comme pour ajouter de l'ampleur à cette fresque.
L'histoire y est tout le long racontée comme s'il s'agissait d'une histoire vraie, que ce personnage apatride ait vraiment vécu. L'auteur ne faisant que retranscrire ce que son ami lui a raconté, ce qu'il a entendu d'autres témoins, de ce qu'il a lu du Gabier lui-même, de lettres. Et ces aventures s'entremêlent parfaitement avec les réflexions du héros.
Plus que ces pérégrinations, ce qui fait l'importance de ces écrits, c'est cette écriture, véritable plaisir, cette aisance chez L'auteur à en quelques mots poser des images qui impriment l'esprit (comme quand il décrit le fameux Tramp Steamer :« Il était là, reposant contre un quai, comme un chien sur le seuil d'une porte après une nuit de faim et d'errance ») ou à nous donner matière à réflexion.
A ces quelques mots qui font éclater ces images, succède parfois une phrase d'une longueur qui semble ne pas vouloir en finir, avec économie de virgules qui, si elle était lue seule, sortie de l'ouvrage, semblerait aussi bourrative qu'un pudding (par exemple page 255 « Il lui arrivait... » ) Dans l'enchevêtrement de ces mots, ses pensées, ses aventures, cela fonctionne. Un semblable « emberlificotage » de périodes d'actions et d'introspection dans une « vie de hasards et d'errance ».
L'écriture a quelque chose de tranchant, de cinglant, comme un rasoir dont on craindrait l'usage parfois… quelque chose d'envoûtant dans cette écriture du fond du trou. Les hommes y sont à l'image des paysages, rabotés, silencieux, sales, d'un autre temps souvent, ils avancent à contre-courants, sachant avant même de partir que c'est l'échec au mieux qui les attend au bout du voyage, ou l'abîme... Mort et échecs ici se confondent, les rencontres, les amours, les amitiés pouvant un temps faire taire ce qu'ils savent déjà tous  : tout a une fin, oui. Mais pire, tout cela n'a sans doute aucun sens.
« (...) ces voyages dans les régions obscures de l'aventure de vivre (...) avec pour seul but de « fuir la routine grise ».
Et en même temps que je lisais ces histoires de voyages, mes pensées elles-mêmes s'autorisaient des divagations autonomes, si bien qu'au bout d'un moment je me rendais compte qu'il me fallait revenir en arrière relire ce que je venais de parcourir en parallèle, ou en aveugle.
On est là à l'opposé de ce type d'écriture "je l'ai lu d'un trait" qui voudrait signifier combien un livre serait trépident, prenant... (J'y vois surtout un parallèle avec la nourriture facile à avaler d'un fast food, aussi vite évacuée qu'oubliée)
Ici la lecture ralentit parfois, comme l'esprit vagabonde en se cognant à des réflexions, c'est parfois poisseux, désespéré, et "aspirant" à la fois. On n'est pas « plongé dans l'histoire », on y affronte un miroir.

Alors pourquoi cette « cassure » entre les trois premiers opus et la suite ?
Encore une fois, au-delà des problématiques d'un auteur à dire adieu à sa créature récurrente et amie fidèle de son sucés, on en revient à cette question : quel degré de maturité l'auteur est-il capable d'accorder à son lecteur ? Je ne parle là juste de la littérature populaire qui a pour objectif de plaire au plus grand nombre, de gaver le consommateur de ce qu'il attend, mais d'une grande part de toute la littérature , quand un auteur accepte de donner à des consommateurs que ce qui ne remet rien en cause dans leur façon de penser.
Je parle ici y compris des auteurs qui ont quelque chose à dire de l'humain, des écrivains quelque soit leur qualité littéraire. Qui très souvent ne vont pas totalement « au bout des choses ». Certains, rares, arrivent à dire « l'inracontable » de l'homme, mais ne vont pas jusqu'à présenter ce miroir au lecteur.
Exemple : un premier niveau d'écriture est de parler de monstre. le niveau plus élaboré explique que le monstre n'existe pas. Et dans de très rares oeuvres, l'écrivain montre que tout humain (lecteur compris!) est potentiellement le sujet.
Dans « le tour d'écrou », James nous présente une protagoniste qui ressent du désir sexuel pour le garçonné grandissant qu'elle est censée éduquée. Elle explique (s'explique) que cette attirance aberrante ne peut être bien sûr que l'oeuvre d'un être maléfique extérieur, l'enfant étant possédé par un fantôme, un adulte démoniaque célèbre fornicateur) Elle serait donc elle-même victime. de notre regard « d'au dessus », le miroir ici nous murmure que nous sommes potentiellement cette femme troublée. Au détour de moments de nos vies, de nos petites lâchetés, nos renoncements, nos petites monstruosités ordinaires auprès de notre famille, de nos amis, collègues, époux, épouse, nous sommes cet être.
Chez Mutis, on a cette rare confrontation directe avec ce que nous sommes. On ne peut pas être juste un lecteur bien emmitouflé derrière une rassurante distance. On ne peut que se reconnaître chez ses personnages minables criminels à la recherche de leur baleine à massacrer.
Et ces personnages sont particulièrement bien soignés chez Mutis. Quand pratiquement toujours dans les romans ces protagonistes sont des personnages, ici ce sont des êtres. C'est à dire qu'on les rencontre, on apprend à les connaître, tels qu'ils sont, dans leurs bons côtés comme dans leurs failles profondes, leurs mauvais choix ; et une fois partie ils reste une part d'eux en nous. Notamment parce qu'une partie de nous s'est reconnue. On a l'impression que ces personnages prennent réalité petit à petit à travers ce que l'on retrouve de soi en eux.
Ce personnage de Maqroll le Gabier, qui prétend chercher l'aventure à travers "la voie de l'errance permanente", n'a finalement aucun but, Malgré qu'il soit lucide, qu'il sait sa faculté à se retrouver dans des nids de guêpes au bout de chaque vaine errance, que tout y est échec, il y va quand même.
(...) il finit par se laisser porter par cette tendance aveugle, et tellement caractéristique chez lui, à systématiquement accepter de s'embarquer dans des aventures qui ne reposaient que sur du vent, sur un entortillement de belles paroles".
Il n'y a pas là juste de la fatalité, il y a aussi un reste de naïveté (un reste d'enfance) Quand lors de l'un de ses périples il achète des mules pour porter du matériel louche pour des gens tout aussi louches, ce qu'il apprend ne laisse aucun doute sur la réalité l'affaire qu'on lui a proposée. Il n'y a pas là juste fatalité, résignation, une part de lui veut quand même y croire... Entre résignation et désinvolture, dit Mutis. Mais non : il y a aussi cette envie d'y croire toute naïve, enfantine. Maqroll n'est pas juste philosophe, il est surtout un inadapté.
Et même quand les choses se passent bien, les choses finissent mal (comme sur la magouille des prostituées soit disant hôtesse de l'air) ; au bout de l'aventure grotesque : la mort (celle de son grand amour)

Et ces femmes aimés chez Mutis ont toujours droit à d'incroyables portraits. Il y en a deux types : les jeunes et belles que l'on désire , elles-aussi souvent des aventurières, elles-aussi rêveuses, et les vieilles accueillantes qui elles ne bougent pas, échouées ici et là après leur vie d'aventurières, vieilles… Flore Estevès ,Amparo Maria , Illona, 3 superbes portraits de femmes, touchantes, aimantes à leurs façons…

Dans cette aventure du mal de vivre, en dehors de 1) l'introspection, 2) les femmes, un autre refuge est dans 3) l'amitié.
Et le premier de ces amis est Abdul. Qui meurt tué par son Moby Dick, un dernier Tramp Steamer (un cargo) après lequel il courra toute sa vie (c'est d'ailleurs le Gabier qui le met sur la trace de cette créature mythique)
Les derniers mots de cet épisode (Abdul Bashir, le rêveur de navires ) sont pour Maqroll (à propos de la photo que l'écrivain avait de leur ami commun) : « Il vaut mieux que vous la gardiez. Je suis incapable de rien conserver. Tout me file entre les mains ».

Petit premier bémol sur cette oeuvre (les trois premiers livres) c'est pour le regard de fan de l'auteur sur sa créature. Quand Maqroll part de quelque part (et ça lui arrive tout le temps) les gens sont forcément immensément tristes :
« Maqroll fit ses adieux à Léopoldo et à Fanny, laissant flotter également autour d'eux comme une nostalgie anticipée de ses longues conversations et de ses interminables silences nocturnes qu'ils regretteraient sans doute toujours ».
Un peu too much. Un peu surjoué, plus particulièrement quand la personne quittée est une femme (forcément amoureuse) (même impression quand l'écrivain-Mutis évoque le peu de notoriété de ses livres)
Deuxième bémol : la question morale.
Trafic d'armes, prostitution... tout est bon à prendre tant qu'il y a de l'argent au bout dans « l'inextricable écheveau de ses aventures et infortunes » ... dans la limite de ce qui semble immorale au héros (au romancier)
Gabier est dés le départ un être plein de contractions, comme de travailler pour des gens qu'il méprise et finir par se mettre à leur merci. Mais ce n'est pas ce dont je parle ici.
Sur l'immoralité parfois de ces pérégrinations, par exemple quand son ami Bashur se met à la chasse d'adolescentes pour remplir un bordel à Tanger (il a été vendeur de drogue un peu plus tôt) et qu'ils en parlent tous les deux, Bashur croit bon d'ajouter qu'il s'agit de « vierges rafistolées ». Ces gamines déjà violées ne sont donc pas tout à fait des victimes innocentes. Cela devant diminuer le scabreux du travail de rabatteur de gamines, une part leur est donc imputable dans ce qu'il leur arrive.
Quand dans un des romans Mutis parle de « pupilles » il faut entendre des personnes de moins de 15 ans (entre 10 et 15 ans peut-on penser) , que ce soit pour une organisation de vols dans les rues ou de prostitution ailleurs.
Il y a comme une « pudeur » à parler de « pupilles » plutôt que d'enfants, même quand on parle de ses filles qui en font des tonnes pour allécher le client mâle dans un bordel.
Bashir exploite des enfants des rues à la fin de sa vie, avec l'excuse d'une suite de malheurs qui le pousse « dans l'abîme ». Plus tard il envisagera de se lancer dans la traite des blanches pour approvisionner des bordels africains, avant de devoir renoncer pour des raisons extérieurs (mais l'honneur est sauf, il n'a fait qu'envisager !)
Je trouve dommage de Mutis se sente obliger de dédouaner ses héros ; il en viendrait à de tels « abjections » parce que malheureux… la belle excuse. Un homme est ce qu'il est et ce qu'il fait. Ce qu'il fait fait partie de lui, ces choix en premier lieu.
Pourquoi ce regard moral ? Pourquoi ces limites dans ce travail sur le miroir tendu aux lecteurs ? (J'aurais aimé que Mutis aille au bout de sa « philosophie », en ne cherchant pas à expliquer les choix de ses protagonistes quels qu'ils soient)
Parce qu'un lecteur, ça s'identifie forcément aux héros, et qu'alors difficile d'aller au-delà d'une certaine limite dans cette introduction dans la peau d'un autre (il en va aussi de l'écrivain aussi)
L'auteur hésite, et dans l'un des livres, quand les deux héros échangent, Abdul dit à Maqroll  sur son regard moraliste sur le fait d'être payé à recruter des gamines pour des bordels :
« D'abord il n'y a pas de fruit défendu. Vous le mentionnez comme une pure figure rhétorique ».
Comme si deux parts de l'auteur s'écharpaient sur ces limites morales.
Plus loin dans la discussion, Maqroll, en parlant du « briseur de miroir », le décrit comme « le mal à l'état brut » (Abdul semble d'accord)
Dans l'échelle des salauds et autres ordures, notre semblable ne peut être avec nous sur le dernier barreau : il y a forcément quelqu'un au dessus de nous. C'est la même logique de deux taulards assassins qui réprouvent ce qu'il y aurait de plus mal qu'eux : les violeurs ou assassins d'enfants.
Et quand Maqroll tue un homme, bien entendu ce ne peut être que pour sauver sa peau. Il ne peut être le briseur de miroir. Ou le nain de Mindanao aux Philipines, présenté comme « dépourvu du moindre signe de ce qu'il est convenu d'appeler « humanité » ».
De ces êtres qu'aucun lecteur n'est prêt à endosser la combinaison. Je ne parle pas ici des capacités du lecteur à décrypter une écriture, mais à voir la part de lui-même dans ce qu'il lit.
Mais de la même façon que pour un être, on finie par s'attacher aussi à un livre pour ses imperfections. Et ses coquetteries de l'auteur sont à l'image de son héros : humain. Voilà ce qui constitue à en faire une oeuvre majeure.
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