Lettres d'une vie

J’aurais bien aimé vous satisfaire et vous donner immédiatement une nouvelle, mais en ce moment je n’en ai qu’une qui est promise depuis plusieurs mois à Gringoire et j’ai un roman en train qui m’empêche de commencer un autre ouvrage. Mais dès que j’aurai quelque chose qui pourra vous intéresser je vous le montrerai, si vous le voulez bien, et je serais très heureuse si cela pouvait vous convenir.

Je sais qu’en général les éditeurs n’aiment guère publier des livres de nouvelles et ne font pas d’efforts pour leur lancement. Si la chose est exacte en ce qui vous concerne, verriez-vous un inconvénient à m’autoriser de donner ce livre à la N.R.F. ?

J’ai trouvé un grand plaisir à lire ces quantités de mémoires et de lettres que la révolution nous livre, et dont la plupart ne sont pas traduits en français. Mais j’ai dû me dépêcher et faire un énorme travail très vite pour livrer le roman à point voulu. Ainsi, je vous avouerais que je crains d’avoir laissé dans le roman des traces de cette hâte…

J’ai reçu, il y a quelques jours L’Amour du prochain et je n’ai pas pu m’empêcher de le lire, d’un bout à l’autre « comme un roman ». On dit qu’il ne faut pas lire ainsi des maximes, mais je le répète, je n’ai pas pu m’en empêcher… Les vôtres sont admirables et elles ont, en plus de leur profondeur et de leur vérité un prolongement poétique qui est très émouvant et qui m’étonne et me plaît comme un secret que je voudrais capter...

J’admire énormément le Fouché de Stefan Zweig, qui est une œuvre extraordinaire, mais la seule que je connaisse de cet auteur. Je vais m’empresser, vous pensez bien, de lire la nouvelle dont vous parlez. Cela m’émeut beaucoup de penser qu’il y ait une analogie entre la pensée de Zweig et la mienne, et je vous remercie de me la signaler.

Les gens qui me font des offres à présent ne me sont pas connus, au point de vue affaires. Je voudrais donc m’entourer de toutes les garanties, et, comme vous m’aviez parlé une fois d’une Société qui sauvegardait absolument les droits cinématographiques, pourriez-vous me rappeler le nom et me donner l’adresse de cette société ?

C’est mon vœu le plus cher de devenir Française puisque, selon la loi de notre pays, je n’ai plus le droit de me dire russe, pour moi et surtout pour mon enfant que j’aimerais voir « comme tout le monde » ayant un pays, une patrie, défendue le cas échéant par une loi et pouvant dire avec un juste orgueil : mon pays… ma patrie… C’est une grande chose. Mais justement parce que j’y attache tellement de prix, je voudrais que cela soit absolument désintéressé de ma part, que le bénéfice moral et matériel du prix n’influence en rien un don tel que je le comprends.

Puisque vous avez été assez gentil pour vous souvenir de ma petite fille, mon orgueil de maman ne résiste pas à vous faire savoir qu’elle a beaucoup grandi et qu’elle devient tout à fait présentable. Vos enfants vont-ils bien également, cher Maître, et votre fils est-il complètement rétabli ? Mon mari vous envoie ses hommages et je vous prie de croire à toute ma respectueuse gratitude.

Je vous envoie l’exemplaire du Malentendu annoté par vous. Je m’en sépare avec beaucoup de regret, car il constitue une magnifique leçon de littérature. Croyez que j’ai examiné et médité chaque trait de crayon. J’y joins un David Golder que vous voudrez bien accepter comme un faible témoignage de la gratitude que je vous dois.

Je suis heureuse que le roman ne vous ait pas déplu et très fière d’avoir pu réussir à l’écrire de façon à mériter vos éloges. Pour une étrangère comme moi, c’est un beau compliment que vous faites, Monsieur. Je vous remercie de tout mon cœur.