Les enfants volés étaient l'enjeu d'une bataille féroce entre les Allemands, le gouvernement militaire américain et les représentants de leurs pays d'origine, résume l'historienne. Pour simplifier, les Allemands ne voulaient pas les rendre. Beaucoup de parents d'accueil étaient attachés à ces mômes. Pour d'autre, ils représentaient une main d’œuvre gratuite. Quant aux Américains, ils ne voulaient pas indisposer l'Allemagne fédérale, leur nouvelle alliée dans la guerre froide. Et répugnaient à envoyer ces enfants grossir les rangs du bloc de l'Est.
Ce n’est que lorsque Eva avait remonté ses manches pour profiter des derniers rayons du soleil qu’Irène avait aperçu les chiffres sur son avant-bras. Elle avait détourné les yeux, pour ne pas la blesser. Mais Eva avait surpris son regard et répondu à sa question muette :
— Auschwitz. Ils m’ont tout pris, mais ils n’ont pas eu ma peau.
Le temps que tu perds, c’est la vie de ceux qui attendent une réponse. Et cette vie est un fil fragile.
Restent deux millions de déplacés, qui ne veulent ou ne peuvent retrouver leur patrie. Parce qu'elle n'existe plus, ou à l'état de ruines contrôlées par les Soviétiques.
Parce qu'ils n'ont pas le cœur de revenir dans le pays où leur famille a été assassinée, où leurs voisins ont pillé leurs biens et récupéré leurs logements. Le passé est un cimetière. L'avenir, flamme ténue, ne peut exister que sous un autre ciel.
Aimer rend fort et fragile.
Je pense souvent à ce que vous m'avez dit. Ne pas laisser leur mort éclipser leur vie.
Elle marche sur eux, et la mélancolie qui l’envahit, comme l’humidité ronge un mur, porte le fantôme des rues effacées, et de ceux qui en étaient l’âme. Est-ce qu’ils hantent les habitants du quartier ?
Le temps que tu perds, c’est la vie de ceux qui attendent une réponse. Et cette vie est un fil fragile.
Peut-être que la nature recouvre les traces pour les protéger, se dit Irène. Les arbres les plus solides se penchent pour en soutenir d'autres aux lignes tordues, ployées. La mémoire est gravée dans l'écorce, elle saigne jusqu'aux racines.
Elle admet qu’elle n’a pas lésiné sur les pèlerinages mémoriels. Se sent obligée d’expliquer le contexte familial dans lequel Hanno a grandi, ses questionnements existentiels sur l’obéissance et le libre arbitre. Son fils est persuadé que tous les hommes peuvent devenir des meurtriers, dans certaines circonstances. Alors elle cherche des exemples de gens qui ont dit non, lui démontre qu’il n’y a pas de fatalité.