Citations sur Une histoire d'amour et de ténèbres (102)
J’ai eu beau faire, les leçons d’Agnon se retrouvent évidemment dans mes livres.
Mais que m’a-t-il réellement appris ?
Peut-être ceci : à ne pas projeter qu’une ombre. A ne pas grappiller les raisins secs du gâteau. A réfréner et polir la souffrance. Et encore une chose que ma grand-mère formulait de manière plus percutante que lui : « Si vous n’avez plus de larmes pour pleurer, abstenez-vous donc. Riez plutôt. »
Agnon était un homme pratiquant, il respectait le sabbat, portait la kippa, craignait Dieu, littéralement : en hébreu « crainte » est synonyme de « foi ». Les histoires d’Agnon recèlent certains passages où, de manière détournée, avec une rouerie déguisée, la crainte de Dieu est décrite comme la terreur du ciel : Agnon croit en Dieu et il Le craint mais il ne L’aime pas. « Je ne suis qu’un vaurien, déclare Daniel Bach dans L’Hôte de passage, et je ne crois pas que le Saint béni soit-Il veuille le bonheur de Ses créatures. » Voilà une position théologique paradoxale, tragique, voire désespérée, qu’Agnon n’énonce jamais de manière discursive, mais expose par la bouche de ses personnages secondaires ou sous-entend par les revers que subissent ses héros. Plusieurs années plus tard, j’ai développé cette idée dans Le silence du ciel : Agnon et la crainte de Dieu.
De nos jours, l’Europe a changé, elle est pleine à craquer d’Européens. Soit dit en passant, les graffitis aussi ont changé du tout au tout en Europe : l’inscription « Les Juifs en Palestine ! » recouvrait tous les murs quand mon père était enfant en Lituanie. Lorsqu’il retourna en Europe une cinquantaine d’années plus tard, les murs lui crachèrent au visage : « Les Juifs hors de Palestine ! ».
L’oncle David était un paneuropéen fervent, spécialiste de littérature comparée et de littératures européennes, lesquelles étaient sa patrie spirituelle. Il ne voyait pas pourquoi il s’exilerait en Asie orientale, ce curieux pays qui lui était totalement étranger, juste pour satisfaire des antisémites exaltés et des crapules nationalistes bornées. Il resta donc à son poste, fidèle au progrès, à la culture, à l’art et à l’esprit sans frontières, jusqu’à l’arrivée des nazis à Vilna : les Juifs intelligents, cosmopolites et épris de culture n’étant pas à leur goût, ils assassinèrent David, Malka et mon cousin, le petit Daniel, que ses parents surnommaient « Danoush » ou « Danouneshek », à propos duquel ils écrivaient dans leur avant-dernière lettre, datée du 15 décembre 1940, « qu’il commençait à marcher....et qu’il avait une excellente mémoire ».
Non seulement la lumière de la Tel-Aviv d'alors différait plus encore de celle de la Jérusalem d'aujourd'hui, mais les lois de la gravité n'y étaient pas les mêmes non plus. On ne marchait pas de la même façon à Tel-Aviv : on y planait, on bondissait, comme Neil Armstrong sur la lune.
Chez nous, à Jérusalem, on aurait dit un cortège funèbre, ou les retardataires à un concert : on tâtait d'abord prudemment le terrain du bout de soulier. Ensuite, une fois qu'on avait posé la plainte du pied, on ne se hâtait pas de la déplacer : il nous avait fallu deux mille ans pour pouvoir mettre le pied à Jérusalem, on n'allait donc pas y renoncer si vite.
Enfant, j'espérais devenir un livre quand je serais grand. Pas un écrivain, un livre : les hommes se font tuer comme des fourmis, les écrivains aussi. Mais un livre, même si on le détruisait méthodiquement, il en subsisterait toujours quelque part un exemplaire qui ressusciterait sur une étagère, au fond d'un rayonnage dans quelque bibliothèque perdue, à Reykjavik, Valladolid ou Vancouver.
Nilli respirait la joie de vivre, une joie exubérante, effrénée, sans rime ni raison, sans fondement ni mobile, sans rien qui explique un tel débordement d’allégresse. Bien sûr, je l’avais souvent vue triste, sanglotant parce qu’elle pensait à tort ou non qu’on l’avait maltraitée ou offensée, ou quand un film ou un livre bouleversants lui arrachaient des larmes. Mais son chagrin se cantonnait toujours entre les parenthèses d’une formidable joie de vivre, pareille à une source chaude que la neige ou la glace n’auraient pu refroidir car elle jaillissait du noyau de la terre.
Un léger parfum de vieux livres, de pain frais et de géraniums flottait en permanence dans la pièce. Nous prenions place sur le canapé ou sur le tapis, au pied du maître, l’ami d’enfance de Kafka et de Martin Buber et l’auteur des essais où nous apprenions l’histoire de l’épistémologie et les principes de la logique, et attendions en silence qu’il prenne la parole.
Fania, ma mère, qui avait été également son élève dans les années trente, sur le mont Scopus, avant son mariage, en avait gardé un souvenir attendri. En 1961, Bergman était un vieux professeur émérite, mais il nous fascinait par sa pensée claire et pénétrante. J’étais sidéré à l’idée que l’homme qui se tenait devant nous avait été le condisciple de Kafka, à Prague, et que durant deux ans, nous avait-il confié un jour, il était assis sur le même banc, en classe, jusqu’au jour où Max Brod avait pris sa place.
Ma mémoire m’abuse. Je me rappelle un incident qui s’était effacé dès qu’il s’était produit. Je m’en suis souvenu quand j’avais environ seize ans pour l’oublier aussitôt. Ce matin, je me remémore non l’événement lui-même, mais ce premier souvenir, vieux de plus de quarante ans, comme si une vieille lune se réfléchissait sur la vitre d’une fenêtre avant de ricocher sur un lac où la mémoire repêche non pas le reflet, depuis longtemps disparu, mais ses ossements blanchis.