Tenir sa langue est le premier roman de
Polina Panassenko et l'ambiguité du titre nous laisse à penser à quels écueils va se trouver confrontée la narratrice. Car c'est bien de langues qu'il s'agit dans ce récit plein d'une verve insolente et drolatique : celle de la mère patrie, la Russie et celle du pays de l'exil, la France qui deviendra aussi pour la narratrice son pays d'adoption car elle va devenir "française de pleins droits par naturalisation du père".
A contrario d'autres romans sur le thème des traumatismes de l'exil vécus par des enfants et dont le dénominateur commun est souvent l'évocation du sentiment de solitude, d'abandon et de désespoir lié au déracinement,
Polina Panassenko ne va pas choisir la voie de l'affect pour évoquer son départ de Russie à quatre ans, son arrivée en France, son partage entre deux cultures : la russe et la française.
L'auteure choisit d'évoquer les déchirements identitaires qui vont être les siens à travers le prisme de la langue et plus particulièrement celui lié aux prénoms. Polina en Russie, Pauline en France. C'est ce clivage un peu schizophrénique qui va être au coeur de son combat mené auprès de la justice française pour obtenir de garder son prénom russe, avec en arrière-fond, une réhabilitation identitaire et un hommage posthume à sa grand-mère paternelle, juive d'origine et qui avait russisé son prénom Pessah en Polina par souci sécuritaire.
Ce que j'ai aimé dans ce roman auto-biographique c'est avant tout l'humour et le sens du cocasse dont fait preuve la narratrice à propos de situations qui sont a priori dramatiques...Regard décalé de la petite fille russe qui ne voit dans l'arrivée des chars russes à Moscou que "des boîtes kaki, au caléidoscope intégré" ou pour qui "la vraie France s'appelle St Etienne". Ce procédé assez classique se pimente souvent d'un sens de la formule qui fait mouche :"Ma tante a le judaïsme clignotant". Mais les passages les plus savoureux vont être ceux où elle nous plonge en compagnie de la petite Polina dans le royaume d'absurdie, celui de la "materneltchik où sa mère va la traîner de force un beau matin. Ironie du sort les premiers mots de français qui feront sens pour elle seront ceux échangés avec un petit garçon bègue relégué au fond de la cour tout comme elle. Scène désopilante également que celle où elle essaiera vainement de s'intégrer à la ronde des enfants de sa classe sur la comptine enfantine : savez-vous planter les choux ? Derrière ces scénettes fort drôles pointe en filigrane toute la détresse d'une petite fille perdue dans un univers dont elle n'a pas les codes et qui va se défendre bec et ongles contre les insultes et les brimades des autres enfants.
C'est toujours avec un humour cette fois mêlé de tendresse qu'elle évoquera "la chasse aux mots perdus" faite par toute la famille lorsqu'elle se trouve en Russie pour venir en aide à la grand-mère maternelle en route vers Alzheimer...
Ce premier roman de
Polina Panassenko m'a donc amusée et beaucoup plu pour son originalité et son parti-pris de l'humour envers et contre tout... Mine de rien, il pose aussi en filigrane un questionnement essentiel sur la place de la langue dans le processus identitaire et les rapports de pouvoir qu'elle peut instaurer dans certaines situations.