Ce qui m'étonne un peu c'est que l'on puisse éprouver le besoin d'écrire la biographie d'un personnage aussi répulsif que celui de Friedrich-Wilhelm Krüger, né à Strasbourg en 1894 et mort à Gundertshausen, à une quarantaine de kilomètres au nord de Salzbourg en Autriche, en 1945.
Bien sûr l'auteur,
Nicolas Patin, est historien et maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Bordeaux
Montaigne, et même lui est tombé sur l'horrible Krüger par hasard. Patin est également l'auteur de l'ambitieux ouvrage "
La catastrophe allemande : 1914-1945".
C'est en effet en faisant des recherches pour un autre livre aux Archives fédérales allemandes à Coblence (ville natale de l'acteur Michel Auclair et du président
Valéry Giscard d'Estaing) en Rhénanie que l'auteur est tombé, en 2008, sur un des 8 volumes manuscrits du journal intime de guerre 1914-1932 de Krüger. Intrigué et grâce à une bourse,
Nicolas Patin a pu poursuivre ses recherches à Fribourg (Archives militaires allemandes), Munich, Cracovie, Varsovie, Jérusalem et Washington. Son ouvrage est paru l'année dernière, ce qui prouve qu'il n'y est pas allé à la légère. Vivre 9 ans en compagnie de ce "héros" abominable, franchement je plains l'auteur.
Personnellement, j'ai longtemps hésité avant même d'ouvrir l'ouvrage. Il faut admettre que la photo de couverture du bonhomme avec son regard qui met mal à l'aise et son uniforme noir orné d'un svastika, n'est pas exactement une invitation à la valse. Ce qui m'a finalement persuadé à lire, et à commenter, ce livre, était en fait une seule et unique question : comment peut-on devenir un tel monstre en l'espace de quelques années ?
En 1914, Krüger a 20 ans et comme rejeton d'une famille de soldats, le grand-père officier et son père colonel, il rejoint avec joie le front. Pendant 4 ans il se bat courageusement à Liège, Ypres, Reims, Alsace... même sur le front de l'Est (jusqu' à Lviv/Lemberg en Ukraine) et participe aux grandes batailles, comme celle de la Somme en 1916. La défaite de l'Allemagne est pour lui tout simplement inacceptable, tout comme le gouvernement civil de Weimar et le traité de paix de Versailles de 1919. Il croit fermement dans la théorie du coup de poignard dans le dos, est séduit par les corps francs de la droite et échoue, en 1929, fatalement chez les nazis d'
Adolf Hitler.
Avant même la prise de pouvoir par les nazis, 2 facteurs ont joué un rôle déterminant sur son parcours de futur bourreau : son éducation militaire (élève à l'école des cadets de Karlsruhe, puis de Berlin-Lichterfelde - un monde clos et élitaire) et sa conviction que la pauvre Allemagne a été trahie et se trouvait encerclée par des ennemis revanchards.
Avec ses médailles et cicatrices de la Première guerre mondiale, Krüger a non seulement été admis avec allégresse chez les nazis, il y a aussi fait une carrière-record. Lorsque 10 ans après, Hitler envahit en septembre 1939 la Pologne, il y était nommé chef suprême de la SS et de la police, avec le rang de général et directement ressortissant sous
Heinrich Himmler, maître de toutes les polices du IIIe Reich. Il avait 45 ans.
À Cracovie (2ème ville du pays et résidence de Nicolas Copernic et du pape
Jean-Paul II), la capitale du Gouvernement Général de Pologne, Krüger devait partager le pouvoir avec le gouverneur général, Hans Frank (1900-1946) , nommé par Hitler. Deux hommes qui n'avaient rien en commun. Frank se voyait comme "monarque italien de la renaissance", tandis que Krüger est la personnification du soldat teuton pour qui seul compte les ordres, surtout ceux de son protecteur Himmler. Que le gouverneur général se faisait de grosses illusions est évident. Il suffit de lire la biographie qu'un de ses propres 5 enfants,
Niklas Frank, a publié sur lui en 1987, "Der Vater : eine Abrechnung" ou un 'règlement de comptes'. Un livre sans la moindre pitié pour ce monstre et dans lequel il se montre aussi dur pour sa mère Brigitte, réputée pour ses goûts de luxe, la corruption de son entourage et sa "cuisse légère". Hans Frank a été pendu en 1946, à l'issue du procès de Nuremberg des chefs nazis.
Krüger figure avec Frank et Odilo Globocnik, le général SS de Lublin, d'origine slovène, considéré par certains comme "'inventeur" des camps de la mort, en tête de la liste polonaise des grands criminels de guerre. Globocnik est mentionné dans le roman de
Jonathan Littell "
Les bienveillantes" et surnommé par Frank "Odilo l'Idiot". Il s'est, tout comme Krüger d'ailleurs, suicidé en 1945.
Le nombre de leurs victimes parmi l'intelligentsia et la résistance polonaise et surtout parmi les Juifs sont tout simplement ahurissants et doit s'approcher de 4 millions de morts !
Un 3ème élément du parcours de Krüger réside dans son endoctrinement aveugle par la philosophie raciale d'Hitler, Heydrich, Goebbels etc. Un 4ème et probablement dernier élément est l'admiration et l'amitié qui le liait au monstre-en-chef, l'écoeurant Himmler. Un autre suicidé que le monde n'est sûrement pas prêt à regretter.
Commencé à lire sans enthousiasme, j'ai été au fur et à mesure des pages conquis par la clarté de l'exposé et la solidité des recherches : sur 208 pages de texte, il y a 52 pages de notes, plus une bibliographie détaillée et un index fort utile. Seuls les 4 pages de photos n'offrent que peu d'intérêt. Au fil des années, j'ai lu de nombreux livres sur l'occupation nazie de la Pologne, tant des ouvrages purement historiques que des témoignages de résistant(e)s et des romans situés dans les ghettos de Varsovie, Lodz etc... sans mentionner les camps de la mort et je dois dire que cette oeuvre de
Nicolas Patin a néanmoins constitué un enrichissement, pour lequel je lui suis reconnaissant.