Citations sur La petite Chartreuse (97)
Au fond de la boutique, le libraire se tient en retrait. Une discrétion nécessaire. C'est lui qui a permis la rencontre, qui a disposé les livres d'une certaine façon, les a présentés, rapprochés. C'est lui qui règne sur la boutique, gardien de troupeau, berger des lettres, qui en sait long sur les plaisirs singuliers et les goûts de ses clients. C'est lui qui fut souvent le premier à découvrir un grand texte, qui trouve les mots pour parler des mots, qui annonce le prix, forcément dérisoire, de ce qu'il sait inestimable.
Brutalement, Thérèse veut écrire dans son cahier une phrase, oui, une phrase au moins sur les vaches, ou plutôt sur ce seul bœuf splendide et opulent qu'elle vient d'apercevoir quelques secondes : "Ô bête si belle, si puissamment présente, je vois approcher tous ces dégoûtants repas qui s'éparpilleront en steacks, en côtes, en rôtis, toutes ces mastications et digestions répugnantes qui t'anéantissent déjà sans même que tu t'en doutes, ô bête mangée d'avance, bête déjà partagée, dépecée, découpée, cuite, cuisinée, alors qu'elle broute encore, et qu'elle rêve et rumine dans la grasse innocence de l'herbe."
Cinq heures du soir, Il sera exactement cinq heures du soir sous la pluie froide de novembre, quand la camionnette du libraire Vollard (Etienne), lancée à vive allure dur l'avenue, heurtera de plein fouet une petite fille qui se précipite soudain sous ses roues.
Durant des années, chaque nuit, même très tard dans la nuit, si Vollard décidait de cesser de lire, d'éteindre la lampe, de fermer les yeux, l'insomnie allumait aussitôt dans sa tête une autre lumière, bien plus vive. L'insomnie imposait d'autres phrases, montées de l'angoisse et de la mémoire.
Vollard sentait les doigts de Thérèse posés délicatement sur ses mains, mais il ne bronchait pas, comme on laisse, en été, un papillon se poser un court instant sur son épaule, sur sa joue. L’été arrivait. Et le papillon se sauva. Page 132
Vollard n'avait jamais conçu la littérature comme un apaisement, ni la lecture comme une consolation. Au contraire. Lire follement, comme il avait toujours lu, consistait plutôt à découvrir la blessure d'un autre. Blessure d'un type seul, désarroi d'une femme seule. Lire consistait à descendre en cette blessure, à la parcourir. Derrière les phrases, même les plus belles, les mieux maîtrisées, toujours entendre des cris.
Souvent, il revoit avec exactitude le texte imprimé dont le ruban se déroule à l'arrière de sa vue ....Mémoire étonnante.....
Une scène romantique lui revient fidèlement, associée à une page, une typographie, une odeur de colle et de papier, et même des blancs, une ponctuation, la cassure brutale d'un mot dont une moitié se penche au-dessus du vide d'une fin de ligne en se cramponnant au trait d'union, et dont l'autre moitié, blessée elle aussi, débute tristement la ligne suivante.
Il faisait souvent une sorte de moue, la lèvre inférieure vaguement tombante, la bouche entrouverte, et brusquement un sourire immense éclairait son visage. Que voyait-il ? Ce n'est pas à nous qu'il souriait mais à quelque chose d'infiniment plus vaste. C'était un sourire de solitude.
Vollard lisait comme je l’avais vu lire autrefois dans la cour du lycée. Il lisait comme s’il se fût trouvé devant une fenêtre grande ouverte. En pleine montagne. Au bord de la mer.
Il habitait le lointain intérieur. Nous nous agitions dans une extériorité vaguement risible.
Un lieu que certains jeunes gens de l’avenir ne pourront pas même imaginer parce qu’il n’en existera plus de semblables, qu’on aura perdu ce mélange de l’ordre le plus minutieux et du foutoir, ce mélange d’affection pour les livres et d’entassement sauvage. Un commerce à petite échelle. Trafic discret mais essentiel. Résistance à tout le reste, par les textes, l’impression. Réservoir anodin mais explosif. Stocks de fusées éclairantes, capables d’illuminer le détail d’une vie aussi bien que des pans entiers d’existence. «Exemples de choses délicieuses, disait le sage chinois, découvrir un grand nombre de contes qu’on n’a pas encore lus. Ou acquérir le deuxième volume d’un récit dont on a apprécié le premier volume…