Toutes les guerres ont leurs exploiteurs que les belligérants se promettent de punir un jour et qui, la paix revenue, s'avèrent trop puissants pour être inquiétés.
Il était redevenu le jovial sexagénaire que tous connaissaient (...). Ses épais favoris en côtelettes d'agneau n'avaient jamais été aussi nourris. Sa bedaine avait le bel arrondi des veilles de carême.
La vie est une tragédie dont il est permis de rire.
Griffont s'en fut d'un pas tranquille, un demi-sourire aux lèvres. Il aimait la Grande Bibliothèque. Il aimait ses salles, ses rayonnages profonds, ses ombres, ses silences et ses rencontres, ses portes que l'on poussait au hasard et qui ouvraient sur autant de refuges. Il aimait son odeur de bois, d'encre et de vieux papier. Il aimait même sa poussière qu'il trouvait noble et regardait volontiers danser dans les clairs obscurs. Ici, il se sentait sous la protection d'un entité amicale, ce qui n'était pas entièrement faux. Car la Grande Bibliothèque des Cyan avait une âme, et cette âme veillait sur les siens. (p 638)
Les bibliothèques sont des rêves.
Rêves de ceux qui les ont voulues et bâties. Rêves de ceux qui les fréquentent et les aiment. Rêves enchâssés en des milliers et des milliers de pages préservées. Rêves puisés à la source des désirs et des sciences, des imaginations fertiles, des ambitions, des lectures patientes, des nuits passées dans le secret des livres. (p 636)
Il n'y a pas plus agaçant que ces intuitions de savoir quelque chose qui nous échappent dans l'instant. Cela fait comme une démangeaison à la mémoire et gratter ne sert à rien. (p 336)
Une complicité lucide - de celles qui s'enracinent dans l'intimité des corps - les unissait. Ils avaient été amants, et s'étaient séparés puis réconciliés assez souvent pour en perdre le compte. De fait, ils savaient tous leurs secrets, et tous leurs visages. Jamais dupes, ils s'employaient encore volontiers à se séduire et prenaient un plaisir presque aussi grand à se disputer qu'à se retrouver. Ils étaient à la fois les acteurs et les spectateurs d'une relation qui ne les ménageait pas, certes, mais ne croiserait jamais vers les eaux calmes de l'ennui. Et lorsqu' ils doutaient parfois d'être aimés, lorsque leur comédie réciproque risquait de les tromper ou qu'une houle trop forte pouvait avoir raison de leurs sentiments tourmentés, il leur suffisait de surprendre un trouble sincère et fragile chez l'autre pour se sentir brusquement investis du devoir impérieux de vivre à ses yeux. Rien ne nous convainc plus d'exister qu'un regard désemparé et amoureux. (p 318)
C'était un plan typique de la manière dont les magiciens raisonnent. Face à un problème, le commun des mortels cherche à le résoudre en l'éliminant. Les magiciens, eux, cherchent à le résoudre en le rendant tolérable. Cela tient essentiellement à ce qu'ils n'ont pas le culte de la normalité et qu'ils savent que la réalité n'est pas cette chose figée en laquelle tout le monde croit. ( p 267)
Il était une fois le Paris des Merveilles...
Où l'on plante, pour la troisième fois, le décor d'un Paris qui n'exista jamais tout à fait.
Les contes d'autrefois, ainsi que les fabuleuses créatures qui les inspirèrent, ont une patrie. Cette patrie se nomme l'OutreMonde. Ne la cherchez pas sur une carte, même millénaire.
L'OutreMonde n'est ni un pays, ni une île, ni un continent. L'OutreMonde est... un monde, ma foi. Là vivent les fées et les licornes, les ogres et les dragons. Là prospèrent des cités et des royaumes que nous croyons légendaires. Et tout cela, au fil d'un temps qui s'écoule autrement. Cet univers voisine avec le nôtre. Jadis, ils étaient si proches qu'ils se frôlaient parfois. Alors naissaient des passages fugitifs, des chemins de traverse déguisés, des ponts incertains jetés sur l'abîme d'ordinaire infranchissable qui sépare les mondes. Tel promeneur pouvait ainsi rencontrer, au détour d'un sentier perdu, une reine attristée caressant un grand cerf blanc dont une flèche perçait le flanc ; tel berger explorait une ravine et découvrait au-delà une vallée que la vengeance d'un sorcier condamnait à un hiver éternel ; tel chevalier solitaire passait, en quête de gloire, le rideau étincelant d'une cascade vers des régions inconnues où attendait l'aventure. Combien firent semblables expériences ? Combien de poètes et ménestrels contèrent ces voyages ? Assez pour être entendus, sans doute. Trop peu pour être crus.
Un souffle agita la ramure de Balthazar et Griffont se tut par discrétion. Il n'ignorait pas que les arbres savants communiquaient ainsi de par le monde, et que le vent portait des nouvelles de feuillage en feuillage. Il en allait de même des cours d'eau, dont les remous et clapotis parlaient aux rochers, aux rives, aux ondines. L'océan aussi était bavard, à qui savait l'écouter.