C'est à la suite d'une recommandation de Babelio que j'ai appris l'existence de l'écrivain soviétique
Boris Pilniak. Comme beaucoup d'autres à cette époque, sa courte vie a pris fin en 1938. À la fin des années 1920 et au début des années 1930, il était l'un des auteurs les plus lus en Union soviétique. Mais, suspecté d'être un dangereux trotskiste, une accusation qui équivalait à une sentence de mort, il a été arrêté au moment des grandes purges. Son oeuvre est peu à peu tombée dans l'oubli et ce n'est que cinquante ans plus tard qu'elle a été redécouverte. Il fait partie de ces nombreux écrivains soviétiques qui, à l'image de
Vassili Grossman ou
Boris Pasternak plus tard, ont eu maille à partir avec la terrible censure. Malheureusement pour lui, Pilniak écrivait à l'époque de Staline et il a été fusillé. Ironie du sort : Alexandre Voronski, l'éditeur à qui l'ouvrage est dédicacé, et qui l'a refusée comme étant insultante pour lui, bolchevik sincère, a subi le même sort que l'écrivain, mais un an avant lui !
Publiée en 1926, Conte de la lune non éteinte est une oeuvre incroyablement audacieuse dans ce contexte. L'écrivain ne craint pas de présenter sa version d'un événement contemporain qui a fait beaucoup de bruit. Une version non officielle certes, mais largement partagée par ses compatriotes. Il met en scène un leader disposant d'un pouvoir sans limite, « l'homme qui ne se courbait pas », donnant l'ordre au dénommé Gavrilov, commandant en chef de l'Armée rouge, de se faire opérer d'un ulcère à l'estomac. Ce dernier, qui a sans l'ombre d'un doute envoyé à la mort des milliers de personnes, s'estime guéri. Il doit cependant s'incliner humblement devant la volonté du leader, car la loi d'airain de la discipline révolutionnaire ne saurait être contestée…
Le style de Pilniak est tout à fait étonnant ; rien n'est jamais vraiment explicite, tout est fortement suggéré, mais avec un grand pouvoir évocateur, comme lors de l'entretien, glacial, entre Gavrilov et le leader. L'auteur semble fasciné par le développement technologique de son pays. La ville y est un personnage à part entière, comparé à une machine : « la machine de la ville était en marche ». Les images de Pilniak sont tout à fait originales : « quand la ville commença à pleurer les larmes humides de ses réverbères mouillés » ou « les rues alors se vidaient pour se reposer dans la nuit ». Cette personnification crée un climat oppressant qui semble peser sur tous les habitants, Gavrilov en premier. Il faut sortir de la ville pour retrouver un semblant de quiétude. Pilniak use et abuse des tirets, sa phrase devenant foisonnante par endroits, et les répétitions ne lui font pas peur. J'avoue que ce style n'est pas ma tasse de thé, je préfère nettement quand c'est moins heurté, plus fluide, plus poétique aussi. On pourra m'objecter, et on aura sûrement raison, que la poésie n'est pas absente de ce texte mais ce n'est pas cette forme de poésie que je préfère. Il reste une histoire remarquablement contée, sous le regard de la lune, que la petite Natacha, fille d'un vieux camarade du commandant, ne peut éteindre. Pilniak ne pourra éteindre les critiques qui se déchaîneront contre lui. N'a-t-il pas craint d'évoquer, suprême audace, « les procès à grand spectacle des bolcheviks » ? Il en sera lui-même victime quelques années plus tard.