Le passage près des raffineries m’a une fois de plus renvoyé l’image d’un monde déshumanisé. Quand j’avais vu cet endroit la première fois, c’était la nuit. Je me souviens m’être dit que j’étais vraiment en Amérique. Cet enchevêtrement de tuyaux, de métal, de boules en béton et de piscines en acier me fascinait. Et tout ça couronné de flammes aléatoires qui léchaient le ciel comme autant de statues de la Liberté éclairant le monde, un monde qui avait des allures d’enfer plutôt que de paradis. La puissance du lieu reflétait sa fonction : faire vivre la ville, tourner les moteurs, rouler les voitures, nourrir l’économie de toute une île, de toute une province. Le capitalisme était ici à son apogée, c’était le coeur qui irriguait de sang noir les veines du pays.
Un mot a retenu mon attention : ‘absentmindedly’. La commentatrice le prononçait de manière très poétique. J’ai eu le sentiment que cela décrivait parfaitement mon état : ‘distraitement’.
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Une langue, c’est un patois qui a gagné la guerre. p. 50
Dommages collatéraux.
Chaque fois qu’un corps tombe, il tombe inutilement. Il tombe de s’être trouvé dans un camp. Et les corps tombent parce que ceux qui les font tomber ont déjà perdu. Ils n’ont plus que leurs armes pour exister. Outil des faibles et de leur bêtise. Se regrouper et s’entretuer. Victimes et bourreaux à ajouter aux victimes et bourreaux. Des clans qui n’existent qu’en se dressant les uns contre les autres. Soldats troupes armées prisonniers pour tracer la ligne d’une frontière, un peu plus à gauche ou plus à droite. Kalachs tanks avions de chasse pour prier à genoux vers Rome, la tête au sol vers la Mecque, les mains en l’air vers ailleurs. Tas de chairs pour la prochaine catastrophe. Nous sommes des milliards et plus personne hors d’atteinte. Nulle part où aller sinon en soi.
Il m’a regardée dans les yeux, m’a remerciée pour le feu et a conclu en disant que ce n’est pas la chance qui vous quitte , c’est vous qui la quittez.
Ceux qui portent un rêve peuvent disparaître, cela ne fait pas disparaître leur rêve.
Je suis en train de saisir que la violence du passé a été chassée par une autre violence, celle lisse et insidieuse d’un présent sans histoire.
Il y a toujours ceux qui vous disent qu’on peut choisir, que tout dépend de nous, qu’on fait sa chance. Peut-être est-ce vrai à certains moments, mais tellement faux à d’autres. Je ne connais personne qui, dans l’existence, n’ai été poussé dans une direction par la force des choses contre son gré. Il vient des moments dans la vie où la question du choix ne se pose pas. On ne choisit pas : on agit.
La pluie a ensuite commencé à tomber vraiment fort. Au lieu de me ralentir, ça m'a donné de la force, un second souffle. L'envie de foncer tête première dans l'averse. Je voulais aller plus loin. Il mouillait vraiment à siaux comme on dit en québécois. J'avais les pieds trempés mais mon ciré jaune faisait le travail. J'ai eu une pensée pour mon vrai père, celui qui partait toutes les semaines en haute mer, beau temps mauvais temps. À l' abri sous ma capuche, j'ai poussé jusqu'à la plage de Mayarco, celle où, enfant, j'avais vu mourir un cachalot. C' était comme rentrer du Québec à pied, comme parcourir ma vie à l'envers, comme si tout ça n'était jamais arrivé, comme s'il n'y avait jamais eu d’explosion à San Sebastián, comme si je n'étais pas remplie des regrets des rencontres manquées, comme si tu étais toujours là, comme si j'avais été mère et avais élevé mon enfant, comme si je n'étais jamais partie.
Je suis en train de saisir que la violence du passé a été chassée par une autre violence, celle lisse et insidieuse d’un présent sans histoire.