Citations sur La treizième cible (8)
Mon père parti, ma mère, souvent laissée à terre, se relevait, titubant, saignant parfois. Mais toute aide était inutile : aucun contact physique n'était possible, aucun élan qui n'eût suscité qu'un geste de recul : maman, qui n'aimait pas manifester ses sentiments, ravalait encore moins bien sa fierté. Thi-Ba en avait fait les frais , qui s'était fait rabrouer.
"Ma pauvre fille, avait dit ma mère, je ne vous ai pas attendue pour savoir marcher !"
Sa seule convoitise, en somme, était la dignité.
Ma sœur se réfugiait dans un coin de la pièce ou sous un meuble. (...) "Petit papa, ne me bats pas..." Te souviens-tu de ton indifférence à ses supplications ? L'entendais-tu ? L'entendais-tu seulement ? Ou étais-tu tellement en dehors de la condition humaine, tellement au-delà des sentiments que rien ne savait t'atteindre, pas même cette petite fille fragile et timide ? Si moi je n'espérais plus rien, ne voyais-tu pas que tu la détruisais (...) ? Est-ce l'alcool qui réclamait ce chaos ? Fallait-il que ton autorité se nourrisse de notre impuissance ? À tes coups, j'ai pris de la force ; elle a dépéri.
(...) la veille encore, il m'avait battu à coups de stick pour une simple règle de syntaxe. J'avais en effet dit à ma mère, en parlant des militaires américains : "Papa m'a dit, paraît-il, qu'ils font venir l'eau qu'ils boivent de Guam", laissant ainsi supposer que le doute quant à la véracité du propos était imputable à mon père. Il eût fallu que je dise : "Papa m'a dit qu'il paraît qu'ils font venir l'eau qu'ils boivent de Guam" – l'incertitude sur la provenance de l'eau étant attribuable à la rumeur.
Sans doute, elle était belle : brune, les attaches fines, le visage régulier, les yeux clairs et de hauts sourcils impeccablement soulignés qui approfondissaient son regard, mais aucune âme ne semblait occuper ce corps affecté par ses manières et par ses poses, plus préoccupé de séduire que de plaire. Elle pensait moins qu'elle ne se pensait. Et sa pensée était une pensée bourgeoise, ostentatoire, qui semblait dire : "Le monde peut bien se contenter de nos restes".
Je me disais que l'enfance, sans doute, devait servir à cela : de terrain de jeu pour les adultes – de dépotoir pour toutes leurs faiblesses et leurs incohérences.
(...) je l'écoutais me parler dans son français approximatif des chu-vi – les esprits des rizières – et autres Giong, Tan Vien, Chu Dong Tu et Lieu Hanh, les quatre dieux immortels du Viêtnam. Dans ce panthéon qui n'a rien à envier à nos Iliade et nos Odyssée, l'homme brûle des baguettes d'encens et des papiers votifs d'or et d'argent mais c'est le même pardon, le même espoir qu'il quémande à des puissances qui se nourrissent de vengeance plus que de miséricorde.
Il avait tué l'assassin de sa vie, plus rien ne le raccrochait à l'existence. Il laissa tomber son couteau, désemparé, sans plus aucun but à atteindre. C'est ça. C'est simplement ça, la vengeance, semblait-il se dire. Elle le laissait vide, pantois, mort lui aussi. Que nous perdions ou que nous gagnions cette guerre, peu importait : il attendrait la fin pour se pendre.
Mon père, lui au moins, ne reniait pas ses putains. "Elles me sucent le cul ! hurlait-il. Elles me sucent les couilles !" Ma mère criait en retour, réclamant "un peu de retenue devant les enfants". Mais il n'en avait cure de ces enfants qu'on lui mettait en barrage, qu'on jetait en pâture dans le carnier conjugal.