"1875 : à cinquante-trois ans,
Gustave Flaubert se considère comme un homme fini. Menacé de ruine financière, accablé de chagrins, incapable d'écrire, il voudrait être mort. Il décide de passer l'automne à Concarneau, où un savant de ses amis dirige la station de biologie marine. Là, pendant deux mois,
Flaubert prend des bains de mer, se promène sur la côte, s'empiffre de homards, observe les pêcheurs, regarde son ami disséquer mollusques et poissons. Un jour, dans sa petite chambre d'hôtel, il commence à écrire un conte médiéval d'une grande férocité - pour voir, dit-il, s'il est encore capable de faire une phrase... A partir de ces éléments avérés, j'ai imaginé le roman de son oisiveté, le rêve de sa rêverie, la légende de sa guérison. Cela aurait pu s'appeler : Gustave terrassant le dragon de la mélancolie".
Alexandre Postel
Voilà donc le grand Gustave devenu personnage d'un roman qui parle de lui, de son esprit envahi par le Soleil Noir*, du conte "La légende Saint Julien l'Hospitalier" qui annonce le "retour aux affaires du Patron"....
La gageure consiste à créer un roman, un vrai roman à partir d'un morceau de vie réelle de l'Ecrivain par excellence. Il y a de quoi s'y casser les dents, le dos, les doigts (tapuscrit) ou la main (manuscrit). Pari pris, résultat obtenu.
Les scènes de déjeuner, de dissection de poissons, de désordres mentaux, d'idylle à peine ébauchée, de baignades ornent, grâce à la richesse du vocabulaire, un sens narratif affirmé, un recours très judicieux à quelques extraits de la
correspondance, le récit d'une plongée abyssale dans les eaux noires du Lac Obscur, d'un retour à la lumière de la Création et de la mise au monde d'une Oeuvre. La partie consacrée à la genèse de la première phrase fait frémir d'aise. La grande affaire stylistique débute là ...au moment le ciseau du sculpteur de texte attaque la pierre brute.
En fait, c'est là le tour de force,
Alexandre Postel écrit plus qu'un texte. Il retrace les affres incertaines de la conception évoquant un monde à peine naissant "englébé" dans le limon fertile des moments incertains de l'Imaginaire puis travaillé par cette nappe phréatique nourricière, les très lentes premières élaborations enfin l'accéleration des choses d'abord entrevues, ensuite précisées et finalement mises par écrit. La sortie de crise aboutit au plan général du texte précédant la première phrase. Dès lors la Grande Affaire peut s'enclencher.
A lire donc.
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices [...],
Dans la ménagerie infâme de nos vices,
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris,
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
C'est l'Ennui !
Charles Baudelaire-1857