Le gaillard

Des coups à sa porte font sursauter Roxanne Gingras. Du bout des doigts, elle cherche la lampe de chevet. Juste au moment où sa main trouve l’objet, celui-ci tombe à la renverse. Roxanne se lève en ronchonnant, repère la lampe à tâtons dans le noir, la remet en place, puis l’allume. Le geste met en lumière une pièce en désordre. Elle n’est pas chez elle, ceci n’est pas sa chambre. Pendant quelques secondes, elle est confuse. Jusqu’à ce qu’elle se souvienne qu’elle est à Piedmont, au chalet de Fred Forget. Un vertige l’assaille, une légère nausée s’ensuit : c’est officiel, elle a trop bu.

Lorsque son regard croise le miroir mural, elle sursaute. Ce reflet n’est pas le sien. Mais n’est-ce pas ce qu’elle voulait ? Un changement total ? Comme si modifier son apparence allait lui permettre de devenir une nouvelle personne. Ç’avait été un soulagement les premières heures, mais depuis, elle regrette sa tignasse blonde. Elle s’approche de la glace pour inspecter son visage. Son mascara a coulé, ses cheveux noirs pointent dans tous les sens. C’est l’horreur. Troquer ses longues mèches d’or pour une coiffure à la Uma Thurman dans Pulp Fiction était un coup de tête. Elle n’est pas convaincue que l’idée ait été si géniale…

– Ouvre…

C’est la voix de Louis. Celle-ci est peut-être un peu plus rauque qu’à son habitude, mais elle en est certaine. Comment ose-t-il venir la voir, alors que sa femme dort quelques portes plus loin ? Elle lui répond sans ouvrir, de sa voix ferme et déterminée.

– Je t’ai dit que c’était fini, toi et moi. Finito ! Adios ! Tu peux vivre malheureux avec ta femme !

On l’a peut-être entendue dans le couloir. Tant pis.

Elle n’a pas besoin d’attendre la réponse du visiteur. Bien sûr qu’il s’agit de Louis. Qui d’autre que son ex-amant viendrait frapper à sa porte, au milieu de la nuit, après une soirée arrosée ? Louis a dû s’esquiver en catimini. Si ce n’était des pilules au dosage extrême que Carmen Beaulieu, la femme de Louis, prend pour dormir, Roxanne n’aurait pas souvent vu ce dernier.

– C’est pas Louis, fait la voix masculine.

Puis, il se tait, son regard noir posé sur elle comme un jugement sévère.

– Pas de tes affaires.

Elle recule, à l’affût du moindre mouvement. Hood n’est pas ici pour lui faire la jasette. Elle pourrait lui dire de s’en aller. Pourquoi n’ouvre-t-elle pas la bouche ?

– Louis te mérite pas et Carmen est au courant de votre petite aventure… T’as manqué toute une scène de ménage. Il est trop lâche pour lui dire la vérité.

Louis ne la mérite pas… Elle secoue la tête d’un rire las. Elle l’a déjà entendue en boucle, celle-là. Ce n’est pas ce bum qui viendra lui faire la morale.

– Tu ne me connais pas, proteste-t-elle.

– Il mérite personne. T’es belle. Trop belle pour lui.

Roxanne s’apprête à refermer la porte.

– Merci pour le message, bonne nuit…

D’une main leste, Hood retient son poignet. Son toucher n’a rien de brutal, une simple caresse sur sa peau, un frôlement, tout au plus. Assez pour liquéfier les muscles de ses cuisses. Eh merde…

– Je suis pas un fucking messager.

– Je n’ai pas dit ça…

– Tu penses que je t’ai pas vue me reluquer toute la soirée ?

– Je ne…

– Arrête de niaiser. Assume au moins tes envies. T’es pas une petite fille.

Un index autoritaire se glisse sous le menton de la jeune femme. Elle relève la tête, hypnotisée. Un sourire vague s’esquisse sur les lèvres de l’homme. Il sent la bière importée et le tabac fraîchement fumé. Il se penche, saisit avec douceur une poignée de cheveux derrière la nuque de Roxanne, avant de chuchoter à son oreille :

– Je peux entrer ?

Cher Monsieur Desbois,

Il m'est difficile de commencer cette lettre. Il y aurait trop de choses que j'aimerais vous dire. On ne peut pas raconter dix-huit ans sur une seule page, je vais donc tenter de résumer en espérant que vous saisirez vite la portée de ce premier contact. Je suis la fille de Marie-Hélène Gamache. Je suis née à l'hôpital Lakeshorr et j'ai eu dix-huit ans, le 3 février dernier. Ma mère habitait à laval avec ses parents, à cet époque. Je n'essairai pas d'amoindrir le choc que vous devez déjà ressentir en lisant ces lignes. Si les informations que j'ai amassées sont exactes, vous êtes mon père biologique.

Mon but n'est pas de vous réclamer de l'argent, n'ayez crainte. Ma mère a très bien su jusqu' à maintenant pourvoir à mes besoins. J'ai eu une vien confortable et j'ai été aimée de ma famille. J'ai même eu quelaues pères temporaires, mais ça, c'est une autre conversation que nous n'aurons,je l'espère, jamais.

Le but de ma démarche est simple. Je viens d'atteindre ma majorité et j'éprouve le besoin de joindre tous les morceaux du puzzle que je suis pour savoir d'où je viens. Vous l'aurez deviné, j'aimerais que nous puissions apprendre à nous connaitre. Je joins à cette lettre une photo de ma maman et une autre de moi.

Je vous laisse mon adresse courriel et mon numéro de téléphone en espérant recevoir de vos nouvelles sous peu.

Avec sincérité.

Votre fille,

Charlain

Toute une gang de twits sur la route. J'peux pas croire que je suis enfin arrivé. Faut être débile pour monter dans le Nord par la 15, un vendredi soir! Fred, sacrament, à quoi t'as pensé? Une chance que c'est Carmen qui conduisait, parce que je pense que je les aurais tous cognés les uns après les autres. Où est Hood? Mon cher cousin, j'ai fait des heures de route pour te voir!

Trois bouteilles de rouge trônent au milieu de la table déjà mise pour cinq convives. Roxanne grimace. Elle devra retirer deux couverts. Sa popularité est en baisse…

– Ouaip ! Comme ça, tu pourras nous raconter notre soirée demain matin. Je vais pleurer sur le fait que je suis la seule célibataire. Encore…

– Tu n’es pas célibataire. Ça fait trois fois que tu sors avec… chose, là. C’est quoi son nom déjà ?

– Pascal Lemieux.

– C’est ça.

– Ça n’en fait pas mon chum.

– Matante, voyons… il n’arrête pas de t’appeler, il t’a envoyé des roses… Je suis tellement contente de voir que t’as décidé de revivre et de voir du monde. Je sais que la dernière année n’a pas été facile pour toi. D’ailleurs, je vois que t’as recommencé à manger, t’as les joues un peu moins creuses.

Ignorant l’allusion à son deuil, Roxanne saisit le vase qu’elle avait repoussé loin sur le comptoir pour le déposer devant Dakota, preuve à l’appui.