En exergue:
"L'ignorance des maux à venir, et la négligence des maux du passé est une disposition miséricordieuse de la nature qui nous permet de digérer le mélange de nos quelques jours néfastes et, tant que nos sens soulagés ne retombent pas dans des souvenirs douloureux, nos chagrins ne sont pas irrités par le fil acéré des répétitions" ( Sir Thomas Browne)
Quand un soldat revient de guerre il a
Simplement eu de la veine et puis voilà
chantait
Francis Lemarque.
Même pas.
"Nous ne nous étions jamais dits que nous pourrions faire partie des morts vivants."
Et comment auraient-ils pu? Ils sont partis, se sont engagés volontairement , ils ne savent pas très bien pourquoi, rompre l'ennui, se sentir exister? Ils n'existent plus.
Ce roman démarre d'emblée, dans une construction qui alterne dans le temps, par le constat de ce détachement, de cette distance émotionnelle complète de ce qu'ils vivent, de ce qu'ils font. Distance nécessaire, impérative à la survie minute après minute.
".. Je n'aurais pas pu le formuler à l'époque, mais j'étais entraîné pour croire que la guerre fédérait tout le monde. Qu'elle rassemblait les gens plus que toute autre activité humaine. Tu parles. La guerre fabrique surtout des solipsistes: comment vas-tu me sauver la vie aujourd'hui? En mourant, peut-être. Si tu meurs, j'ai plus de chances de rester en vie. Tu n'es rien, voilà le secret: un uniforme dans une mer de nombres, un nombre dans une mer de poussière. Et nous, nous pensions d'une certaine façon que ces nombres signifiaient notre insignifiance. Nous nous disions que si nous demeurions ordinaires, nous n'allions pas mourir. Nous confondions corrélation et cause.."
C'est l'histoire d'une amitié entre deux très jeunes hommes , construite très vite et sur pas grand chose , mais très forte. Un vécu commun et puis.. une protection à donner de l'aîné au plus jeune, le presque frère. Promesse faite à sa mère, qui plus est.
"Allez, des promesses, vraiment? Tu fais des putains de promesses, maintenant?"
Et puis, et cela on le sait dès le début, enchaînement de circonstances , on quitte l'ami des yeux, et voilà.
Le reste est l'histoire elle-même , très habilement construite. L'histoire de la mort de Murphy et de ce qui en découle.
C'est un roman très travaillé, écrit avec une économie de mots, un texte très..littéraire et même poétique. Economie parallèle à l'économie d'émotions exprimées.
Mais tout est dit, comme par exemple,dans le portrait du troisième personnage, qui a une importance capitale dans le livre. le sergent Sterling, chargé lui, pour de bon, de protéger ses hommes:
"La vérité , c'est qu'il ne tenait pas à la vie. Je ne suis même pas sûr qu'il savait qu'il était autorisé à avoir ses propres désirs, ses propres préférences. Que c'eût été possible pour lui d'avoir un endroit favori, de marcher avec satisfaction sur les longs boulevards de sa prochaine ville de garnison, d'admirer l'uniformité des pelouses vertes et parfaitement tondues sous un ciel bleu, infini, de s'allonger sur le sable au fond d'un ruisseau clair , froid et peu profond et de laisser l'eau laver sa peau couverte de cicatrices. Je ne sais pas à quoi aurait ressemblé son endroit favori, parce que je ne crois pas qu'il se serait permis d'en choisir un. Il aurait attendu qu'on le lui désigne. Il était ainsi. Sa vie avait été entièrement tributaire d'une chose, comme un corps en orbite que l'on ne considère qu'en fonction de la trajectoire qu'il décrit autour de son étoile. Chacune de ses actions avait été en réaction. Il n'avait été capable d'accomplir qu'une seule et unique chose véritablement pour lui-même, et cela avait été l'ultime acte de sa courte vie désordonnée."
Ca suffit, non? Epitaphe.
Vraiment, pour moi, un grand roman.
"Rien ne vous exclut plus que d'avoir une histoire singulière. du moins, c'est ce que je croyais. A présent, je sais: toutes les douleurs sont identiques. Seules changent les circonstances."