Aujourd'hui est un jour difficile, et demain le sera plus encore. Une phrase récurrente, qui court à travers tout le livre et concerne tous les personnages. Nous sommes dans le Deep South, ici en Virginie, avant, pendant et après la guerre de Sécession. Avant : l'esclavage ; pendant : les désastres de la guerre ; après : un pays ravagé et pillé qui peine à se reconstruire sous la férule des Yankees.
1856-1862 : Deux plantations limitrophes, Beauvais, du Français Anthony Levallois et la plantation de Bob Reid. Parmi les esclaves de Bob devenu veuf très tôt : Aurélia qui tient la grande maison et son fils muletier Rawls ; il a grandi dans l'ombre d'Emily Reid, fille unique du maître, au comportement un peu étrange. D'un propriétaire précédent, Rawls a gardé des pieds mutilés pour avoir à six ans dépassé les limites de la plantation ce qui en a fait, crime suprême, un fugitif. Lors d'une réunion de prières, il tombe amoureux de Nurse, plus éduquée et avec une réputation de guérisseuse ; Nurse appartient à un autre planteur. Rawls la rejoint clandestinement la nuit mais apprend le motif d'une absence prolongée : n'ayant pu sauver sa maîtresse après une grave chute de cheval, Nurse a été fouettée de nombreuses fois, puis enfermée dans la sordide prison pour esclaves près de Richmond en attente d'être vendue. Vouloir la rejoindre va faire de Rawls un vrai fugitif. Il est sauvé in extremis d'une mort atroce par Levallois qui le rachète. Il rachète aussi Nurse. Aucune bonté dans ces gestes, mais la mise en place d'un plan machiavélique.
1862-1870 : la guerre tourne rapidement au désastre pour les Confédérés, malgré des enrôlements massifs qui laissent les plantations à l'abandon. Bob Reid perd un bras et une jambe sur le champ de bataille. Il est soigné par Nurse, « prêtée » par Levallois. Quand Bob rentre chez lui, c'est pour apprendre que Levallois a racheté ses terres, arasé complètement sa maison, et s'est instauré « protecteur » d'Emily qui loge désormais dans la maison du contremaître. le pays est mis en coupe réglée par les pillards de tout bord, Unionistes qui se vengent, esclaves libérés abandonnés à eux-mêmes, petits blancs errants, incultes et sans travail. Levallois, arriviste sans scrupules, profite des désordres pour agrandir ses terres, et ouvrir des routes et des chemins de fer, persuadé qu'il conduit le pays vers la modernité. A la grande rage de Bob, Emily contrainte épouse Levallois, mariage qui tournera à la catastrophe : Bob sombre dans une folie meurtrière, Emily met le feu à la maison dont elle croyait avoir éloigné ses enfants et disparait pour entrer dans la légende. Rawls et Nurse s'éloignent avec le petit George, fils de Nurse, de ces lieux maudits pour un ailleurs qu'ils ne connaissent pas. Rawls est tué peu de temps après par une bande de pillards.
En alternance avec ce récit, nous suivons au début des fifties un Noir très âgé, George Seldon quatre-vingt-dix ans, élevé par une vieille fille en Caroline du Nord, dans une maison isolée au milieu des marécages. Georges souhaite retrouver les traces de son enfance, car pour ses origines il n'en connaît rien : il est un enfant trouvé à l'âge de trois ans avec une courte imploration épinglée sur ses vêtements de prendre soin de lui. Grâce à l'aide de Lottie, une serveuse de bar, qui le prend en affection, George retrouvera la cabane en ruines, mais ce sera pour mourir aussitôt, la quête est terminée. La chaleureuse Lottie continuera son chemin jusqu'au début des années 1970. Toute cette partie du récit se déroule sur fond de guerre de Corée, guerre froide, industrialisation du Sud et guerre du Vietnam.
Cette composition en alternance rend parfois difficile à la lecture l'identification des personnages, mais finalement, nous comprenons assez vite qui est George, le grand intérêt du livre est surtout dans un style remarquable de réalisme poétique, et une distanciation pleine d'empathie par rapport aux tragédies vécues par les protagonistes. Comme Underground Railway de C. Whitehead, comme les livres de Tony Morrison,
Kevin Powers rend fort bien la dureté de l'esclavage dans le Sud, et aussi à quel point la guerre est chose affreuse quand on la vit au ras du sol sur un champ de bataille. de quelque côté qu'on soit. Une des plus belles pages est le dialogue échangé sur un sol trempé de boue et de sang entre Bob Reid blessé et un nordiste mourant : ils se découvrent frères en condition humaine. Au petit matin, le Nordiste est achevé par un pillard.
Un livre violent pour dénoncer la violence. Violence extérieure de l'esclavage, de la guerre, mais aussi de l'éventration des terres pour construire des routes. Violence intérieure de la haine, de la domination de l'autre, de l'exploitation, de la vengeance. Les personnages emblématiques de Nurse et Rawls cherchent à comprendre, sans bien y arriver. Lottie et George se laissent davantage couler dans le moment qui passe. L'interrogation qui les concerne est plutôt ; quelle trace laissons-nous ici-bas ?
En exergue du livre, l'auteur écrit : Je pleurerai ce qui échoue ici (Roger Reeves). Nous de même.