Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il comprend les épisodes 1 à 5, initialement parus en 2016, écrits par
Joe Pruett, dessinés et encrés par
Szymon Kudranski, avec une mise en couleurs de
Guy Major. Chaque épisode a disposé d'une couverture originale réalisée par
Francesco Francavilla, l'auteur de
The Black Beetle, tome 1 : Sans issue. En fin de tome, se trouvent les 4 couvertures variantes réalisées par
Szymon Kudranski,
Phil Hester et
Michael Gaydos. L'ouvrage commence avec une courte introduction d'Aaron Douglas, un acteur et un pote du scénariste.
Dans une petite ville résidentielle des États-Unis, 3 adolescents marchent dans la nuit. Dans l'un des pavillons, le jeune Michael est à nouveau la proie d'une crise de somnambulisme. Sans en être conscient, il s'est levé de son lit, est entré dans la chambre de sa soeur Riley, et a le regard fixé comme s'il regardait par la fenêtre. Sa mère biologique Jessica et son nouveau mari Frank montent pour le prendre en charge. Il ne prononce qu'une seule phrase : ils viennent. Dans la supérette de la station essence, un jeune nommé Simmons demande un paquet de cigarettes. Il abat froidement le caissier, puis un client. Il sort, s'assoit sur la bordure de trottoir, allume une tige et attend.
Jim Loudin est tiré de son sommeil par la sonnerie du téléphone. Son correspondant l'informe que sa fille Riley est à l'hôpital et que son fils Michael a disparu. Il se rend là-bas, accompagné de sa copine Lara, en ayant pris soin d'emporter l'ours en peluche préféré de sa fille, avant qu'il ne divorce de sa femme. Simmons est exactement là où il voulait être en prison, avec ses clopes. Il peut commencer à prouver qui est le plus fort. Meredith Williams est une auteure. Elle est enlevée par 3 adolescents qui l'emmène dans une usine désaffectée voir un jeune enfant aux pupilles et iris complètement noirs. Reece Adnrews est le premier mari de Jessica, et il a alerté la presse sur ce phénomène d'enfants aux yeux noirs il y a quelques années.
Les enfants aux yeux noirs : il s'agit d'une légende urbaine (ou plutôt une creepypasta) qui serait née en 1998, au Texas, suite à des signalements rapportés par un journaliste.
Joe Pruett a décidé d'y consacrer une série en comics, donc une série s'inscrivant dans le genre de l'horreur. le défi est de réussir à étoffer assez une simple image (celle du visage d'un enfant avec des globes oculaires noirs) pour développer une intrigue. Il faut des personnages auxquels le lecteur pourra s'identifier et quelques principes concrets concernant ces apparitions. Pour ce deuxième point, le scénariste récupère les maigres éléments de cette creepypasta : ces enfants ou adolescents sont censés se déplacer à plusieurs et ils ne peuvent pénétrer dans une habitation sans y avoir été invités. Il écarte le troisième principe qui voudrait que ces jeunes portent des vêtements démodés de quelques années.
Joe Pruett choisit de situer son récit dans une banlieue dortoir aux caractéristiques assez génériques, avec des lieux conventionnels tels que le pavillon, la supérette, l'appartement dans un immeuble de petite taille, ou encore l'hôpital, l'entrepôt désaffecté, la prison. Cela constitue une Amérique formatée, prête à l'emploi, sans personnalité. le fait que la ville soit étendue permet que jouer avec les déplacements de ces adolescents et enfants aux yeux, de pouvoir dévoiler des nids dans un ou deux endroits désaffectés, et que cela reste plausible. Dans cette banlieue générique et tranquille, le scénariste choisit ses souffre-douleurs : une famille recomposée et étendue. La forme d'écriture de Pruett fait que le lecteur ne s'attache pas aux deux enfants Riley et Michael qui n'ont aucune personnalité, ni à leurs parents Jessica & Frank.
Paul Le voisin de Jim n'est qu'un outil narratif de plus. Il en va de même pour Reece Andrews le premier mari de Jessica, même s'il dispose d'une morphologie moins quelconque.
Il ne reste donc plus que les 2 personnages principaux : Jim Loudin et Meredith Williams. le premier est un trentenaire en bonne forme, issu de la classe moyenne et tenant son petit commerce, sans grand espoir dans le rêve américain. Dès qu'il apprend que sa fille est à l'hôpital, il se conduit en homme responsable et fort : il n'a plus que la protection de sa famille à l'esprit. le cas de Meredith Williams est un peu plus original. le lecteur apprend qu'elle souffre de cauchemars depuis des années (dans lesquels apparaît un certain Ricky). Elle refuse le rôle de victime bien qu'elle ait été enlevée, et elle ne manque pas de ressource. le lecteur apprécie ces personnages, sans vraiment ressentir d'empathie pour eux, tellement ils restent à l'état d'esquisse. Les adolescents et enfants aux yeux étant le dispositif horrifique du récit, ils ne disposent pas plus de personnalité.
Il revient donc à
Szymon Kudranski d'installer une atmosphère macabre, à partir des séquences imaginées par le scénariste, de rendre menaçants ces enfants aux yeux noirs. Cet artiste travaille à l'infographie pour les décors, avec peut-être des esquisses préalables au crayon pour les personnages. La couverture de
Francesco Francavilla impressionne par son dépouillement. La posture des enfants et leurs orbites noires ont quelque chose d'inquiétant. Par comparaison, ceux de Kudranski sont dessinés de manière plus réalistes (tout en étant tout autant mangés par les ombres), ce qui leur ôte cet aspect inquiétant et sinistre. En étant plus dans le factuel, le dessinateur perd en mystère. Les visages restent impossibles à interpréter, mais ils n'ont pas ce mutisme malsain capturé par Francavilla. Kudranski dessine des individus à la morphologie ordinaire, sans muscle hypertrophié. La majeure partie des personnages sont blancs, mais il y a un ou deux personnages de couleurs, dont l'infirmière à l'accueil de l'hôpital et le policier Randy. Il montre que le nouveau mari de Jessica est empâté, sans être antipathique pour autant.
Malgré tout,
Szymon Kudranski ne dessine pas une bluette. La majeure partie de ces pages sont occupées à plus de 50% par des aplats de noir qui établissent une ambiance sombre et pesante, propice à la dissimulation de créatures inquiétantes dans ces zones de ténèbres. le lecteur éprouve l'impression que l'artiste utilise un outil de modélisation 3D pour réaliser une partie des décors. Loin d'être dérangeant, cet outil leur donne une consistance plus importante, et ancre d'avantage la narration visuelle dans un monde proche de celui du lecteur. Cela donne également plus de présence et de force à ces enfants aux yeux noirs dans la mesure ils évoluent dans des endroits bien réels. En particulier les rayonnages de la supérette présentent des détails concrets qui les rendent très réels pour le lecteur. Ce mode de rendu évoque un peu le travail que réalisait
Alex Maleev sur la série Daredevil, mais avec des traits de contours plus nets et plus affutés. En outre, en réalisant des décors quasi photographiques dans certaines pages, l'artiste prouve au lecteur ses compétences en la matière, et le lecteur en déduit que les cases à fond noir correspondent à un choix de narration, et non pas à un raccourci pour dessiner à moindre effort.
Szymon Kudranski adapte son découpage de planche, page par page. Il peut aussi réaliser des cases de la largeur de la page pour montrer les décors et la profondeur de champ, que construire des cases plus petites pour focaliser l'attention du lecteur sur un détail ou sur un visage. de la même manière, le lecteur observe que les angles de vue et les positionnements de la caméra varient en fonction de la nature de la séquence, introduisant un rythme dans la narration visuelle, sans qu'elle n'en devienne syncopée.
Joe Pruett ne lui a pas facilité la tâche puisqu'il s'agit avant tout de faire naître le sentiment d'effroi de la présence de ces enfants au comportement anormal, plus que par des actes sanguinolents. le sang ne coule qu'à de rares occasions, et dans ces situations le dessin se concentre sur la plaie ou la blessure, mais en la conservant dans un demi-pénombre pour laisser une part de représentation à l'imagination du lecteur.
Szymon Kidranski réussit donc à amalgamer une narration visuelle précise et quasi photographique par endroit, avec une atmosphère très sombre, installant une ambiance propice à laisser l'imagination des personnages peupler les ténèbres qui les entourent. Néanmoins
Joe Pruett ne se contente pas de montrer des enfants aux yeux noirs se comporter de manière étrange et tuer froidement quelques adultes. du coup, il choisit de ne pas transformer ces enfants en une allégorie. le lecteur a du mal à voir ce qu'ils pourraient incarner comme mouvement social ou contestataire. le scénariste choisit une autre voie qui consiste à donner une explication surnaturelle au symptôme des yeux noirs ramenant cette légende urbaine dans un schéma de possession très classique, pour ne pas dire éculé. Cela mine d'autant l'impact de cette fable et cela n'explique pas tout, à commencer par cette nécessité d'être invité pour pouvoir entrer dans une maison.
L'oeil du lecteur es immédiatement séduit par la couverture à l'ancienne de
Francesco Francavilla. Il découvre un monde visuel sophistiqué et tranché, lui permettant de se projeter aux côtés de ces adultes confrontés à une légende urbaine. Il se laisse porter par l'intrigue qui progresse à son rythme, en appréciant le personnage très prometteur de Meredith Williams, mais en regrettant la direction trop primaire prise par l'intrigue pour expliquer ce phénomène des yeux noirs. 4 étoiles pour un début prometteur, en espérant que le deuxième tome verra le jour et saura conserver toute l'horreur sous-jacente d'être nez à nez avec un individu aux yeux noirs.